La littérature de jeunesse comme thérapie dans la prise en charge de l’enfant en difficulté

La lecture à haute voix d’histoires illustrées permet au jeune enfant et même au nourrisson d’être reconnu comme un être de langage.

Dr Anne Mahé-Guibert (Pédiatre, Toulouse)


Avant-propos

D’une enfance bercée d’albums du Père Castor choisis avec exigence par une mère avant-gardiste dans le domaine de la littérature de jeunesse, j’ai gardé une curiosité très vive, un appétit sans cesse renouvelé et un plaisir décomplexé pour ce genre littéraire à part entière. Dans mon quotidien de pédiatre ambulatoire, j’ai très vite pris l’habitude de parler d’albums aux enfants et aux parents que je rencontre, que ce soit sur mon initiative afin d’encourager le langage, d’aborder un événement difficile, ou en réponse à la demande des parents confrontés à des difficultés éducatives ou existentielles.
Aussi, lorsque j’ai été sollicitée par le comité de rédaction de la revue pour écrire un article sur les effets thérapeutiques de la littérature jeunesse, je suis initialement restée un peu perplexe pour répondre à cette question que je trouvais à la fois très ambitieuse et très réductrice.

Réductrice, car s’aventurer en littérature de jeunesse avec une intentionnalité pédagogique, dans le seul but d’y puiser des réponses concrètes aux difficultés comportementales, existentielles ou éducatives que rencontrent les parents et les enfants que nous soignons, c’est risquer de méconnaître l’immense talent de ces auteurs illustrateurs qui rivalisent d’imagination, de fantaisie et de créativité pour aborder avec intelligence, pertinence et délicatesse les thèmes les plus audacieux ou les plus inattendus. C’est implicitement aussi craindre, à l’inverse, que certains ouvrages puissent être néfastes, pathogènes, inducteurs d’angoisse ou générateurs de troubles du comportement.
C’est souvent également sous-estimer l’intelligence de nos petits patients qui savent si bien “lire” entre les lignes, être interpellés par une belle illustration, s’émerveiller d’un texte poétique ou humoristique et qui ne nous ont pas attendus pour puiser dans la littérature nombre de réponses à leurs questionnements intimes avec probablement plus de liberté et de maturité que ne le soupçonnent les adultes qui les entourent !

Enfin “lire pour” ou “lire sur” constitue une entrave non négligeable à la liberté, à la gratuité de l’offre. Une lecture doit pouvoir rester une proposition ouverte, dont l’enfant peut se saisir… ou non…

Ambitieuse, car les bénéfices de la lecture d’albums aux enfants dès leur plus jeune âge sont incommensurables et touchent tous les domaines de son développement : cognitif, affectif, psychique… Ambitieuse, car les écrits les plus documentés, les travaux de recherche les plus sérieux, les expérimentations les plus solides dans ce domaine sont également très nombreux et en faire le tour en quelques lignes est impossible. Cependant, les évoquer brièvement me paraît incontournable pour répondre à la question qui m’est posée.

L’entrée dans le langage

La lecture à haute voix d’histoires illustrées permet au jeune enfant, et même au nourrisson, d’être reconnu comme un être de langage. C’est donc une activité qui soutient l’entrée dans le langage oral, mais également dans le langage écrit, cette forme sublimée de la langue parlée. On sait aujourd’hui, grâce aux travaux de l’association ACCESS (Actions culturelles contre les ségrégations et les exclusions), que plus on est confronté précocement au langage écrit, plus on aura de compétences pour l’acquérir soi-même.

  • Le langage écrit, c’est la langue du récit que l’on oppose à la langue des faits.
  • La langue des faits est utilisée lorsque les interlocuteurs sont en présence l’un de l’autre, elle est peu compréhensible pour qui ne vit pas l’action.
  • La langue du récit, c’est celle de la narration, celle qui situe un événement dans le temps et dans l’espace, c’est une langue organisée et organisatrice. C’est celle qui sert à raconter et que l’on peut écrire. Elle permet l’accès à l’imaginaire et à la pensée.

Ainsi lorsqu’on lit à haute voix aux enfants, il nous semble important de respecter le texte, de ne pas en simplifier le vocabulaire ou la syntaxe de façon à offrir à l’enfant cette forme sublimée de langage.

L’image et le texte : deux porteurs de messages

Les albums jeunesse, par la richesse artistique de leurs illustrations, permettent également à l’enfant de découvrir la représentation graphique, d’accéder au symbolique et à l’émotion artistique. On peut évoquer à ce sujet l’expérience du conseil départemental du Val de Marne qui, sous la responsabilité de Francine Foulquier, offre à chaque naissance un album d’artiste. Pour n’en citer que quelques-uns : Olivier Douzou avec Esquimau, Kveta Pakoska Un Livre pour toi, Julie Safirstein Le jour, la nuit, tout autour, Hervé Tullet Le grand livre du hasard et bien d’autres encore. L’album est envoyé par la poste et touche donc toutes les naissances du département. Les organisateurs de cet événement ont pu noter que les familles les plus éloignées du livre n’étaient pas forcément les moins touchées par la grande qualité artistique de  ces oeuvres. Cette expérience gagne d’ailleurs du terrain sur d’autres départements français.

L’association du texte et de l’image, qui est une des spécificités de ce genre littéraire, permet également à l’enfant d’appréhender la diversité des messages. En effet, l’image peut soutenir le texte ou au contraire délivrer un message différent et donc suggérer la diversité possible des opinions, créer une surprise, une  controverse et permettre à l’enfant de saisir des nuances, d’appréhender une certaine relativité, une souplesse d’esprit, d’accéder à l’humour.

L’accès à la pensée et à l’imaginaire

Allant de pair avec le développement du langage, la lecture permet d’accéder à la pensée, d’entrer dans la narration de sa propre histoire, d’organiser son vécu intérieur. Plus le langage est riche de sens et de nuances, plus l’enfant pourra à la fois exprimer son ressenti, prendre du recul, de la distance sur ce qu’il vit et se l’approprier, le faire sien.
Écouter une histoire, c’est vivre un ailleurs, plonger dans un autre monde ou redécouvrir et se réapproprier le sien, c’est faire provision d’images que l’on se crée à partir des mots et des illustrations de l’album.

Enfin, plus notre monde intérieur est riche et mieux on est armé pour faire face au monde réel. La lecture décuple la capacité à rêver, elle éveille la sensibilité, développe l’imaginaire et donne accès au symbolique.

Un moment de partage

Enfin, le partage d’une lecture d’album entre un adulte et un enfant est un moment privilégié pour tisser des liens affectifs de qualité. On se pose, on se rapproche, on se blottit même parfois pour profiter ensemble des illustrations. Le temps est comme suspendu. Dans le quotidien très agité des familles modernes, cette pause est salutaire.

La lecture est une activité rassurante, car elle est prévisible, ritualisée. Le texte est le même d’un jour à l’autre et cette constance est très appréciée des enfants qui adorent que l’on relise le même livre et qui souvent anticipent le texte, ou l’image dans un vécu jubilatoire.

Partager un livre au sein d’une famille, c’est partager une aventure, un vécu. C’est une façon parmi d’autres (faire du sport, découvrir un musée, déguster un plat nouveau), mais certainement plus intime, de tisser du lien entre les membres d’une même communauté. C’est contribuer à créer une complicité, à construire l’histoire du groupe familial. La lecture est également un excellent support pour renforcer les liens intergénérationnels. Ainsi, certains livres lus et relus appartiennent au patrimoine des souvenirs familiaux comme les photos de vacances ou certains jouets éculés.
Plus cette complicité et ces liens seront riches et variés, plus ils seront solides face à l’adversité, c’est un capital ressource pour faire face ensemble aux aléas de la vie.

Un outil de dialogue pour tout âge

La lecture d’albums permet aussi à tous d’aborder des thèmes audacieux, délicats, conflictuels, novateurs, c’est une manière d’alimenter le dialogue entre les parents et les enfants, mais aussi entre les enfants eux-mêmes.

Le livre peut être un médiateur utile lorsque les adultes se sentent démunis, dépassés, trop émus, trop agacés, trop inquiets… pour aborder certains sujets ou certaines étapes de la vie. Cette médiation peut prendre une tournure plus essentielle encore quand le livre permet tout simplement à un bébé et une maman de se rencontrer dans un lieu aussi austère que la prison, comme le relate avec beaucoup de délicatesse Laurence Dupriez, éducatrice de jeunes enfants, lectrice, formatrice cofondatrice de l’association “3 petits tours…”. Elle raconte comment l’album Beaucoup de beaux bébés a permis à une maman incarcérée d’accueillir son jeune enfant avec lequel elle se sentait si maladroite, et comment cet album a accompagné ces rencontres les unes après les autres comme un fil conducteur.

La lecture d’histoires qui résonnent avec une problématique rencontrée par l’enfant peut permettre de dédramatiser, d’accepter le recul de l’humour, de la fantaisie ou de la poésie, cela permet d’introduire une distance face à l’événement. Le recours à des albums jeunesse peut aussi être une façon pour le parent de se mettre en lien avec sa propre enfance. Retrouver l’enfant qui est toujours en lui pour lui permettre de mieux comprendre le sien.

Enfants en difficultés et propositions de lecture

Alors, fort de toutes ces connaissances et conscient des limites du sujet on peut aborder le thème de l’enfant en difficulté et des vertus thérapeutiques de la lecture.

La difficulté d’acquisition du langage

Dans mon quotidien de pédiatre ambulatoire, je croise régulièrement des enfants qui ont du mal à entrer dans le langage. Je conseille beaucoup les imagiers, des plus classiques comme la sublime réédition de L’imagier Deyrolle, aux plus modernes comme ceux d’Antonin Louchard et Cathie Couprie, de Tana Hobban ou encore Jill Hartley. Je propose aussi les livres à manipuler avec des volets, des découpes, Vroum ! Vroum !!, ou encore avec des injonctions faites au lecteur : tourne vite la page… Au secours, voilà le loup ! ou Un livre.

Souvent, les parents ont eu du mal à proposer des lectures à ces enfants très remuants et se sont découragés, pensant que leur enfant n’était pas prêt pour cette activité. Quand l’enfant se sera familiarisé avec l’objet livre, il sera plus enclin à écouter des histoires plus complexes et quand bien même il bouge encore beaucoup, il est parfois utile de rappeler aux adultes que l’activité motrice du tout-petit ne l’empêche pas de profiter pleinement de la lecture. Pour les plus grands, je recommande souvent aux parents de continuer à lire à haute voix au-delà de l’apprentissage de la lecture.

La propreté, l’arrivée d’un nouvel enfant…

Dans mes consultations, je peux aussi être interpellée par des parents à la recherche d’un livre sur… la propreté, l’entrée à l’école, la naissance d’un deuxième enfant, un déménagement… Je réponds toujours à ces demandes, car toute envie de se plonger dans un album est bonne à prendre.
Cependant, il me semble que face à ces demandes, la proposition se doit d’être très ouverte, très diversifiée, et très exigeante quant à la qualité de l’oeuvre. Je m’attache à suggérer des albums offrant plusieurs points de vue ou abordant le sujet délicat d’une manière qui ne soit pas trop frontale. J’encourage les parents à laisser à l’enfant la possibilité de dire non, de ne pas se saisir de la proposition faite ou bien d’en découvrir une autre. Je les motive également à laisser l’enfant choisir lui même en bibliothèque ou à la librairie, car le sujet qui le préoccupe ou l’enthousiasme n’est pas forcément le même.

Parmi les titres que je suggère par exemple pour l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite soeur, il y a Jules le plus beau bébé du monde ou Sur les genoux de maman qui abordent de façon assez directe la jalousie du grand envers le nouveau venu, avec humour pour le premier et poésie pour le second.

Mais je cite aussi volontiers John Brown, Rose et le chat de minuit qui parle de la difficulté d’accueillir un nouveau venu dans un foyer déjà constitué, mais dans un contexte complètement différent de la naissance. C’est un texte sensible et délicat. Je pense également que l’enfant inquiet de voir débarquer un  petit intrus dans son quotidien bien rodé peut trouver du réconfort et “du grain à moudre” dans des albums qui parlent de la grossesse ou de la naissance. On peut ainsi le renvoyer à sa propre naissance En t’attendant, Mamangue et Papaye, à son histoire et à son inscription dans sa famille La recette de moi, Au monde ou bien encore à des albums sur le cycle de la vie Petite pousse, Le pépé de mon pépé qui lui permettent de se resituer dans sa famille au sens large, voire dans son humanité.

Si je n’ai pas en tête de référence répondant à la demande qui m’est faite, je consulte des sites de sélection thématique comme celui de Ricochet (www.ricochet-jeunes.org) ou des blogs comme lamarreauxmots. com et, bien sûr, je questionne des libraires et des bibliothécaires. Mon choix exclut de principe les livres pédagogiques qui sont en général plus investis par les parents que par les enfants.

La maladie

On peut également envisager que pour un enfant et une famille affrontant une maladie somatique sérieuse, le recours à la lecture soit une manière de s’échapper d’un quotidien difficile, une porte ouverte sur la vie, une ressource pour retrouver le rêve et la fantaisie, une nécessité pour affronter les moments difficiles. Un certain nombre d’albums jeunesse parlent avec beaucoup de subtilité, d’intelligence ou de poésie des émotions et des ressentis et mériteraient une place de choix dans nos hôpitaux ou nos salles d’attente. Je pense notamment à Moi en pyjamarama ou Le tout petit, Parfois je me sens.

Le quotidien difficile

Les enfants en difficulté peuvent aussi être ceux rencontrés dans les salles d’attente de PMI, au foyer de l’enfance ou au parloir de la prison. Depuis plusieurs années déjà des associations, nourries des recherches et des écrits publiés par ACCESS, et souvent fédérées dans le réseau de l’agence Quand les livres relient, bâtissent et réalisent des projets pour amener le livre auprès des publics qui en sont le plus éloignés.
Ce travail de terrain nécessite des intervenants compétents, formés à la petite enfance et doués de  solides connaissances en édition jeunesse pour que la proposition dans des lieux parfois très improbables puisse être recevable par des familles en grande difficulté culturelle et sociale. Le livre objet culturel, qui peut paraître futile quand on est dans des conditions de vie matériellement précaires, reste quand même souvent un objet susceptible d’être investi de façon très positive. D’autant mieux que le médiateur qui le présente est capable de l’avoir choisi avec exigence et de le proposer avec délicatesse, en évitant les présupposés et en acceptant le refus. Francesca Ciolfi, directrice de l’association toulousaine (z)oiseaux Livres, a pour habitude de dire “qu’une rencontre avec un livre ça ne se décrète pas” et que la proposition doit rester ouverte, gratuite, que chacun doit avoir la liberté de s’en saisir… ou pas. Plusieurs ouvrages des éditions Erès présentent le travail de ces associations.

Un oeil sur le monde

Enfin, les enfants en difficulté peuvent aussi être ceux des pays les plus pauvres de notre planète, enfants des rues ou de la guerre, enfants sans parents et sans enfance. Pour ceux-là aussi, quand la rencontre avec le livre est possible, elle peut représenter le début d’une renaissance. Michèle Petit, anthropologue, nous livre des récits poignants dans son dernier ouvrage Lire le monde, récits d’enfants soldats pris en charge par des associations et qui retrouvent la faculté de se raconter, de mettre des mots sur l’indicible violence de leur vie d’avant, après avoir réinvesti l’écrit au travers des livres.

Conclusion

Ainsi la rencontre des enfants et des livres est essentielle dans le soin comme dans la vie. C’est une nécessité éducative, une activité d’éveil incontournable, un temps de partage qui enrichit le vécu d’une famille et renforce la qualité des liens que peuvent tisser les enfants et les adultes qui les accompagnent.
Mais toutes ces bonnes raisons bien raisonnables ne sont rien sans le plaisir que chacun peut y trouver : plaisir de la narration, jubilation devant l’humour ou la surprise, émotion face à la poésie et à l’art…

L’auteur n’a aucun lien d’intérêts concernant la rédaction de cet article

Ouvrages pour appréhender la lecture avec les enfants

  • Lire à haute voix des livres à des tout-petits, Erès, 2006
  • Quand les livres relient, Collectif Erès, 2012
  • Lire avec des tout-petits, Spirale, Erès 2013
  • Lire le monde, expériences de transmission culturelle aujourd’hui, Michèle Petit, Belin, 2014

Liens utiles

> Bibliographie <


Publié

dans

par