3-6-9-12…

Beaucoup de parents ne savent pas comment gérer les écrans avec leurs enfants. C’est pourquoi j’ai proposé en 2008 quelques conseils, que j’ai appelés les “balises 3-6-9-12” [1].

Pourquoi ces quatre chiffres ?

Parce qu’ils correspondent à quatre étapes essentielles de la vie des enfants : 3 ans, c’est l’admission en maternelle ; 6 ans, l’entrée en CP ; 9 ans, l’accès à la maîtrise de la lecture et de l’écriture ; et 12 ans, l’engagement dans un éloignement croissant des repères parentaux.

Mais ils sont aussi d’excellents repères pour savoir à quel moment et de quelle façon introduire les écrans. Car, de la même façon qu’il existe des règles pour l’introduction des laitages, des légumes et des viandes dans l’alimentation d’un enfant, il est possible de concevoir une diététique des écrans afin d’apprendre à les utiliser correctement comme on apprend à bien se nourrir.

Ces balises posent d’abord quatre repères essentiels.

  • Le premier est qu’il n’existe pas de “bon écran” et de “bon programme” avant l’âge de 3 ans, et qu’il vaut mieux limiter le plus possible la consommation d’écran avant cet âge.
  • Le second est qu’offrir une console personnelle avant 6 ans éloigne l’enfant de beaucoup d’autres activités indispensables à cet âge.
  • Le troisième est qu’Internet est un droit à 9 ans, de préférence en usage accompagné et modéré.
  • Enfin, les réseaux sociaux sont déconseillés avant 12 ans.

Mais, si cadrer le temps d’écran est essentiel, ce n’est pas suffisant.
Avant de le préciser, restons sur la situation des jeunes enfants face aux écrans. Car, si les parents ont en général tendance à dramatiser à outrance les conséquences des écrans chez les adolescents, ils ont tout autant tendance à en minimiser les effets chez les tout-petits.

Pas de télévision avant 3 ans, avec discernement après 3 ans [2]

Le temps passé par les bébés devant la télé, y compris devant les programmes soi-disant conçus pour eux, les éloigne de la seule activité vraiment utile à leur âge : interagir spontanément avec leur environnement grâce à leurs cinq sens. Jouer, toucher, manipuler les objets, et se familiariser avec l’espace en trois dimensions, tout cela est fondamental pour leur développement. L’enfant à cet âge a besoin de se percevoir comme acteur.

Si certains parents assurent calmer leur bébé en le plaçant devant la télévision, c’est hélas au prix d’une agitation encore plus grande lorsqu’on arrête le récepteur… sauf à espérer que l’enfant finisse par s’endormir devant. C’est que la télévision crée chez l’enfant un mélange de stimulations excessives et d’attente angoissée d’un dénouement qui l’apaise. A l’apparente tranquillité du bébé correspond une forte agitation interne qui se manifeste dès que l’écran s’éteint.

Quel impact pour l’enfant ?

Dès 1999, des travaux ont attiré l’attention sur le fait que la télévision retarde le langage [3], réduit la capacité d’attention et favorise le surpoids les années suivantes [4]. A tel point qu’en 2006, j’ai lancé une pétition et une campagne sur le thème « Pas de télé avant 3 ans ».
Depuis, de nouvelles études ont confirmé les inquiétudes. L’une d’entre elles a permis de chiffrer les dommages impressionnants subsistant à l’âge de 10 ans à la suite d’une consommation télévisuelle importante avant 4 ans, notamment sur l’alimentation et la prise de poids, mais aussi sur la sociabilité : au-de là de deux heures par jour passées devant la télévision dans la petite enfance, chaque heure de plus se traduit à l’âge de 10 ans par une augmentation de 10 % du risque d’être constitué en victime ou en bouc émissaire par les camarades de classe : la télévision constitue l’enfant en spectateur passif du monde, y compris pour les événements qui lui arrivent [5]1 !

Des dangers sont également démontrés pour l’enfant qui joue dans une pièce où la télévision est allumée sans qu’il la regarde [6].

Enfin, la télévision consommée avant l’endormissement perturbe les rythmes normaux de sommeil. Pourtant, les fabricants de programmes pour jeunes enfants proposent d’endormir l’enfant avec la télévision, et même de la laisser allumée dans sa chambre pour qu’il puisse se rendormir avec elle s’il lui arrive de se réveiller ! Ce mensonge publicitaire doit être dénoncé avec énergie.

Les nouveaux écrans, tablettes et smartphones

Il n’est pas rare que les pédiatres soient pris à témoin par un parent des performances “étonnantes” de leur très jeune enfant sur une tablette ou un smartphone, ou bien qu’ils assistent au spectacle d’un enfant jouant tout au long de l’entretien avec le smartphone de sa maman comme si l’objet lui appartenait.
En réalité, ces objets font illusion, pour l’enfant et pour les parents. L’enfant a l’illusion d’y créer, comme dans le dessin, alors que sa seule initiative consiste à y faire apparaître les motifs que le programmeur avait prévu. Mais surtout, le rapport à l’espace et au temps généré par une tablette est totalement différent de ce qu’il est dans une activité manuelle traditionnelle.

Le rapport à l’espace

Commençons par le rapport à l’espace. Chaque fois que je lève le bras pour prendre un objet, je dois me construire une représentation très précise de la position de l’objet, de celle de mon bras et plus encore des divers mouvements à accomplir pour que ma main s’en saisisse. Et c’est ce qui se passe aussi dans le geste de dessiner, qui suppose non seulement de tenir un crayon, mais aussi d’en guider la pression et les déplacements tout en tenant compte de la résistance du support.
Or, c’est ce qui manque aux tablettes aujourd’hui – je dis bien aujourd’hui, car personne ne sait comment leur technologie évoluera. Avec elles, tout est réalisé du bout du doigt2.

Le rapport au temps

Mais le rapport à l’espace corporel n’est pas la seule victime d’un usage prolongé de la tablette par l’enfant. Son rapport au temps en est un autre.
Lorsqu’il gribouille et inscrit ses gestes dans un trait, l’enfant découvre en même temps sa capacité à modifier le monde et le fait que cette modification est irréversible.
A l’inverse, les technologies numériques immergent dans un monde de réversibilité permanente : le jeu rejoué une seconde fois est exactement semblable au premier. Nous autres, adultes, n’avons pas trop de difficultés à faire la différence entre l’espace de la tablette et celui du monde réel parce que nous avons d’abord construit nos repères du monde concret avant de découvrir, dans un second temps, les repères des mondes numériques. Mais le jeune enfant n’a pas ce recul. C’est pourquoi celui qui sait utiliser des cubes réels diversifiera ses apprentissages en apprenant à assembler des cubes virtuels ; mais celui qui ne sait pas assembler des cubes réels ne gagnera rien à le faire, et risque même d’y perdre le sens du temps et de la réalité !

Alors, faut-il interdire la tablette chez le jeune enfant ?

Non, mais en gardant à l’esprit qu’avant 4 ans, c’est la relation qui détermine tout. Les tablettes doivent être réservées à des durées courtes, en complément des activités traditionnelles, et toujours en usage accompagné sans autre souci qu’un moment ludique partagé [7]. Cela afin d’éviter que l’enfant ne demande la tablette ou le smartphone parce qu’il a compris que c’est la meilleure façon d’intéresser son parent à lui !

Chez le jeune enfant, le meilleur des jouets, c’est celui qu’il invente lui-même avec un objet qu’il peut flairer, porter à la bouche, serrer dans la main, et dont il sent le poids et la consistance avant de le jeter au loin pour courir derrière. Et le meilleur des écrans, c’est le visage de l’adulte qui l’accompagne dans ses jeux.

Limiter le temps d’écran : nécessaire, mais pas suffisant

La réduction du temps d’écran est indispensable, mais c’est une tâche ingrate, qui souvent mène à l’affrontement entre les générations, surtout lorsque l’enfant grandit. C’est pourquoi les “balises 3-6-9- 12” s’organisent autour de trois autres conseils qui sont l’occasion d’échanges et d’enrichissement mutuels entre parents et enfants.

Choisir les programmes de l’enfant avec l’enfant

Le premier consiste à choisir les programmes de l’enfant avec lui. On discute, on va voir avec lui les démos des jeux vidéo sur Internet, on consulte le site PédaGoJeux, on essaie de comprendre avec lui pourquoi il préfère une émission à une autre ou un jeu à un autre.

En même temps, les parents prennent l’habitude de nommer les temps passés par l’enfant devant l’écran, à la fois avant le temps de consommation (par exemple : « Tu as droit à une demi- heure d’écran » ; et après « C’est la fin de ton programme et l’heure d’arrêter, tu as regardé la demi-heure que nous avions convenue »). Cela permet d’associer précocement la consommation d’écran à des durées que l’on se fixe. Pour cette raison, et quel que soit l’âge, il est d’ailleurs toujours préférable de mettre l’enfant devant un DVD que devant la télévision.

L’inviter à en parler

Ensuite, dès que l’enfant sait parler, il faut l’inviter à raconter ce qu’il a vu et/ou fait sur les écrans comme on l’invite à raconter ce qui lui arrive à l’école.
En effet, quand on est devant un écran, on fait fonctionner son intelligence visuo-spatiale, que ce soit avec un jeu vidéo, un site Internet, ou un film ; mais quand on parle de ce qu’on a vu, on fait fonctionner son intelligence narrative.
C’est pourquoi inviter un enfant à raconter ce qu’il a vu ou ce qu’il a fait avec un écran, c’est l’inviter à passer de l’intelligence visuo-spatiale à l’intelligence narrative. Aidé par l’adulte, il apprend alors à construire le récit de sa vie en distinguant entre l’avant, le pendant et l’après, d’une façon qui lui permettra, plus tard, de se constituer en narrateur de sa propre vie. L’enfant qui a intériorisé ses repères temporels ne sera jamais perdu longtemps dans les écrans. Celui qui ne l’a pas fait risque d’y plonger sans retour.
Hélas, dans beaucoup de familles, les repas ne sont plus ritualisés, les adultes mangent debout ou sur le canapé du salon, sans horaire fixe, tout en parlant au téléphone ou en regardant la télévision.

Encourager la création

Enfin, l’encouragement des activités de création est le quatrième et dernier axe à privilégier en famille. Les occasions ne manquent pas. Evidemment, elles ne sont pas les mêmes à chaque âge, mais la photographie, puis la possibilité de faire de petits films, sont deux axes forts de la création permise aujourd’hui par les outils numériques courants que nous possédons : confier un appareil photographique à l’enfant dès sa quatrième année, lui montrer dès sa huitième année le logiciel de programmation “Scratch” en accès libre sur Internet, ou encore l’inviter à réaliser de petits films avec une tablette.

Des restrictions, mais partagées…

Et n’oublions pas non plus que les pratiques de réduction sont d’autant mieux acceptées et appliquées qu’elles sont partagées. On peut par exemple décider en famille d’une certaine heure à laquelle couper le WIFI la nuit, ou que chacun laisse son téléphone mobile le soir sur la table du petit déjeuner pour le retrouver le lendemain matin… Il y aura des tricheurs, mais les transgressions aussi font partie des apprentissages.

En conclusion

Dans tous ces domaines, les pédiatres ont un rôle majeur à jouer. Et ils doivent le jouer parce que les écrans sont un problème de santé publique.

Une action collective en faveur de leur réduction, visant notamment à en protéger les enfants de moins de 3 ans, pourrait réduire certains troubles rencontrés aujourd’hui en pratique clinique chez des enfants plus grands et contribuer à modifier durablement le paysage social.

Cela commence par le fait d’interroger les parents sur l’existence d’un poste de télévision dans la chambre de l’enfant et sur le nombre d’heures où il a accès à un écran. Ces questions devraient faire partie de l’entretien pédiatrique de base. Le pédiatre doit aussi penser à interroger l’enfant, et les parents, sur les signes d’alerte d’une consommation problématique, notamment le manque de sommeil, les troubles du comportement alimentaire, l’absentéisme et/ou l’échec scolaire, et le retrait social.
Mais il serait bien dommage que le pédiatre, compte tenu du capital de confiance dont il bénéficie de la part des parents, n’insiste pas aussi sur la nécessité de choisir avec l’enfant les programmes et les jeux qu’il utilise, sur l’immense bénéfice que l’enfant peut retirer d’être invité à parler de ce qu’il voit et fait sur les écrans, et enfin sur le caractère socialisant et structurant des pratiques créatrices à tout âge, à commencer, encore une fois, par la photographie.

La prévention peut aussi commencer dès la salle d’attente. Outre l’affiche des “balises 3-6-9-12” (téléchargeables notamment sur le site www.sergetisseron.com), il existe une excellente affiche de la CNIL sur les bonnes pratiques d’Internet.
Souhaitons que l’INPES se saisisse bientôt du problème et propose une large information, tant aux professionnels qu’aux usagers.

Enfin, pour ceux qui souhaitent un conseil simple et immédiatement applicable, je propose celuici : prendre chaque soir le repas familial sans télévision, ni téléphone mobile, ni tablette tactile, ni revue, ni journal, afin d’avoir le temps de se parler !

En savoir plus…


1. Au-delà de deux heures par jour devant le petit écran dans la petite enfance, chaque heure de plus passée devant un téléviseur se traduit à l’âge de 10 ans par une diminution de 9 % de l’activité physique générale, une augmentation de 10 % du grignotage et de 5 % de l’indice de masse corporelle (IMC) qui mesure l’obésité. Au-delà de deux heures de télévision par jour, les chercheurs ont également constaté des pertes durables dans le domaine des comportements sociaux. Les bébés les plus exposés à la télévision deviennent « des enfants moins autonomes, moins persévérants et moins habiles socialement ». Plus précisément, pour chaque heure supplémentaire passée devant le petit écran par un enfant en bas âge, ils ont noté une diminution de 7 % de l’intérêt en classe à l’âge de 10 ans, et de 6 % sur les habiletés mathématiques. Aucun impact n’a en revanche été noté sur les habiletés en lecture.

2. En plus, certains fabricants proposent que la tablette accompagne des activités corporelles aussi fondamentales que l’alimentation et l’excrétion, en l’associant à une assiette ou à un pot ! Le danger est alors que l’enfant finisse par manger et/ou déféquer en étant totalement coupé de ses éprouvés, et donc de son propre corps. En apprenant ainsi à détourner son attention des expériences qui fondent la perception de son corps comme lui appartenant, l’enfant court le risque de développer plus tard un rapport problématique et angoissant à ses expériences vécues.



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