De l’allaitement au biberon d’aujourd’hui, à travers la collection Dufour

Imaginez le biberon quelques siècles en arrière et, pourquoi pas, durant l’Antiquité… Quand est-il apparu ? Comment ? A quoi ressemblait-il ? En retraçant l’histoire de l’allaitement, la collection Dufour, au musée des Beaux-Arts de Fécamp, présente aussi celle du biberon (1).

Dans ce premier article, nous nous intéressons aux circonstances qui ont précédé à l’apparition des tous premiers ancêtres du “biberon”, de la préhistoire à l’Antiquité. Dans les prochaines éditions de Nutrition & Pédiatrie, nous poursuivrons ce cheminement à travers le Moyen-Age, puis l’époque “moderne”.

 

L’allaitement au sein : un devoir

Comme le notent Auvard et Pingat dans leur ouvrage sur l’hygiène infantile ancienne et moderne : « La femme, au début de la civilisation, était dans l’impossibilité de se soustraire à ce devoir [donner le sein] » (2). De nombreux témoignages nous confirment la primauté de l’allaitement au sein dans toutes les classes de la civilisation égyptienne : le musée de Fécamp possède une statuette de la déesse Isis allaitant Horus ; d’autres statuettes nous indiquent la position de la mère, jambe droite repliée sous la cuisse opposée et genou gauche fléchi formant un appui pour le nourrisson. Il semble par ailleurs que la durée de l’allaitement était particulièrement longue, si l’on en croit les maximes d’Ani : « Révolus les mois de la gestation, et lorsque tu vins au monde,elle te porta suspendu à son cou et pendant trois années son sein fut à tes lèvres » (3).

Des nourrices déjà sous contrat

Il existe de nombreux témoignages d’allaitement “mercenaire”, à commencer par Césarion, le fils de Cléopâtre. Danielle Gourevitch (4) a donné récemment la traduction d’un contrat d’une nourrice mercenaire prénommée Didyma ; datant du XIIIe siècle avant JC, il comporte des dispositions encore demandées aux nourrices du XIXe siècle, prendre soin d’elles-mêmes, ne pas coucher avec un homme, et donner leurs soins exclusifs à l’enfant :
« Dydina accepte d’élever et de nourrir, hors de sa maison de ville, de son propre lait qu’elle gardera pur et sans impuretés,pendant une durée de 16 mois à partir du mois de Pharmonti de la dix-septième année du règne de César, le nourrisson esclave appelé (…), qu’Isodora lui a confié, recevant d’Isodora, pour payer son lait et les soins, deux drachmes d’or et deux cotyles d’huile ».
Soranos d’Ephèse donne des conseils précis pour le recrutement d’une nourrice, ainsi que pour son alimentation : la qualité de son lait est appréciée d’après sa couleur, son odeur, sa viscosité, son épaisseur et son goût (5).

Le lait animal en recours

L’allaitement au lait de femme était la règle dans l’Antiquité grecque et romaine, qu’il s’agisse de la mère, mais aussi d’une esclave devenue nourrice. Mais des moralistes se sont élevés contre la pratique de l’allaitement “mercenaire”. Plutarque remarque que :
« l’intérêt des nourrices pour leurs enfants n’est que de commande, et affecté parce qu’elles pensent avant tout à la rémunération » (6).
A défaut, l’enfant peut recevoir du lait animal : directement nourri au pis de la chèvre, comme le rapporte Hérodote (7). On retrouve cela dans les images des légendes ou de la mythologie ancienne : l’enfant nourri au pis de la déesse-vache Hathor (comme le montre une représentation du XIIe siècle avant JC) ; chez les Grecs, les enfants abandonnés par leurs parents, effrayés par un oracle, sont soignés par des animaux de légende (3), Poséidon est nourri par un cygne, Mélité, fils adultérin de Zeus, l’est au miel des abeilles, Pâris, exposé sur le mont Ida, par une ourse, ou Télèphe allaité par une biche. L’exemple le plus connu est celui de Remus et Romulus qui reçurent du lait de la mamelle d’une louve (Figure 1). Lors du sevrage, du lait mouillé était administré au moyen d’une corne anthropomorphe en terre vernissée (2).

Les premiers « biberons » : dès la préhistoire ?

Les anciens ont-ils utilisé le biberon, et à quelle période ? Dans les musées, on retrouve des poteries qui pourraient faire office de biberons ou tétines (gutus). Des vases en argile de l’Age de Bronze (des cités lacustres du Bourget) sont décrits par Déchelette (8) : récipients ovoïdes, à col cylindrique inséré dans la partie centrale ; une perforation, pratiquée dans une des pointes de la panse permet l’écoulement du liquide. Des objets similaires sont retrouvés dans des sépultures du Néolithique ; il est cependant peu probable qu’il s’agisse de biberons, au sens de “substitut à l’allaitement maternel”, mais plutôt de récipients utilisés comme “canards” (petits récipients à bec long servant à faire boire les malades).

Période gréco-romaine : biberons ou remplisseurs pour lampe à huile ?

La collection Dufour comprend plusieurs poteries grecques. La plus ancienne (Mycélien) rappelle les tétines romaines en terre cuite : sortes de petites cruches comportant une panse sur laquelle est branché un embout cylindrique, et ouverte par un large col surmonté d’une anse (Figure 2). Une céramique noire est assez caractéristique des gutus : récipient à large goulot fixé dans le prolongement de la vasque (Figure 3) ; pour certains, il s’agit d’un “remplisseur” pour lampe à huile, pour d’autres, d’un objet destiné à boire, sa forme permettant un écoulement régulier du liquide, mais pas de téter (9). A noter également, un vase (biberon ?) en céramique lustrée provenant de l’isthme de Corinthie, ou un spécimen identique connu comme “vase à filtre” du fait de la présence d’un diaphragme dans le bec (musée de Compiègne).

Danielle Gourevitch signale la représentation d’une scène d’allaitement sur une terre cuite : on y voit une femme tenir un bébé dans ses bras et approcher de ses lèvres un récipient à pied, en forme d’entonnoir ; manifestement, l’enfant boit et son âge laisse penser qu’il est en période de sevrage (10).

Les fouilles de Pompéi ont permis de retrouver deux poteries portant en bas relief la représentation d’une femme en train d’allaiter, et dont la forme est plus compatible avec une utilisation comme mamelle artificielle que comme lampe à huile. Ces deux objets proviennent d’un intérieur domestique, et non d’une tombe, comme les “tétines” découvertes dans les fouilles archéologiques de la fin du XIXe siècle (11).

Les poteries gallo-romaines
La plus grande quantité des “biberons” de cette époque provient de sites funéraires (vallée de la Seine, bassins de la Loire et de l’Allier), d’autres de zones d’habitat, et une fraction importante d’ateliers de potiers (région de Harfleur, Seine-Maritime).

Rouquet et Loridan (12) décrivent des ustensiles ayant une faible contenance (60 ml), une ouverture supérieure de 3 cm de diamètre et une tubulure latérale très fine, greffée au niveau du diamètre maximal. Le pied est plat et la panse globulaire, parfois bilobée. Plusieurs formes sont décrites : panse aplatie, panse globulaire et col court, panse globulaire et col haut, piriforme, panse bilobée, parfois une petite anse peu adaptée à un usage comme biberon (les auteurs y voient une fonction de suspension, plus que de préhension).
A Cany-Barville (Seine-Maritime) a été exhumée près d’un jeune enfant une poterie grise de 10 cm : son bec de quelques mm relié à une panse rappelle le mamelon d’une femme et permet la succion. L’anse, à proximité du col, est placée de telle façon que « prise de la main droite, le flanc où se trouve le renflement se tourne vers la bouche » (13). Ces récipients peuvent contenir une faible quantité de liquide, que l’on peut verser facilement avec un écoulement lent.

Quel que soit le lieu d’où elles proviennent (Normandie, Ile-de-France, Poitou…), nous sommes frappés par la ressemblance des poteries exhumées (1, 14, 15), avec quelques types particuliers, comme un biberon à double renflement de la collection Dufour (Figure 4), assez différent des tétines en verre que nous voyons habituellement dans les musées archéologiques (musée Carnavalet, musée des antiquités de Rouen) (16, 17) (Figure 5). Le col des tétines plus communes est en général beaucoup plus long, la panse plus sphérique et l’anse plus travaillée. Jean Morin en distingue deux types : des flacons bleus en verre épais des II et IIIe siècles (site de Neuville-Pollet), et ceux en verre mince de mauvaise qualité, plus tardifs, remplis de filandres (18). Pour avoir utilisé l’un d’eux, nous avons été frappés par la difficulté à le manipuler et à obtenir un débit régulier.

Le biberon existait-il dans l’antiquité ?

Ces découvertes successives permettent-elles d’affirmer que le biberon existait dès l’Antiquité ?

Véronique et Jacques Arweiller, formulent deux hypothèses :

  • la première est que les objets en céramique à tubulure ont pu être utilisés comme biberons ;
  • la seconde est que les objets en verre, fabriqués plus tardivement, pouvaient n’avoir qu’une utilisation funéraire rituelle.

Simpson avait montré la présence de dépôt caséique dans des récipients en céramique, proches des biberons d’Harfleur. Nous pouvons cependant observer que sa découverte prouve principalement que le récipient avait contenu du lait (19). Il est toutefois possible que ces instruments aient servi comme biberons au moment du sevrage.

Deux arguments militent pour cette hypothèse. Ainsi, Soranos d’Ephése mentionne le recours au biberon lors du sevrage : « Vase en terre,de forme allongée, terminé par un bout percé qui ressemble à un bout de sein,que les gens des campagnes appellent une tétine » (20). L’autre argument est ethnographique : au début du XXe siècle, en Bretagne, il existait une poterie appelée “craule” qui rappelle les formes de certains biberons galloromains. Or, elle servait à allaiter les enfants, comme le prouve cette carte postale (Figure 6).

 

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