De l’école de Palo Alto à la pédiatrie

Les pratiques narratives

Je me souviens de cette époque où je fronçais les sourcils devant ce petit à qui avait été donné dès l’âge de 4 mois des légumes : il fallait alors attendre 6 mois révolus ! Et ne pas introduire de fruits exotiques avant 12 mois. Quelques années plus tard, les fruits et légumes faisaient leur retour dès 4 mois, sans restriction. Une mode chasse l’autre. Le doute me prend quand ce qui était vérité hier ne l’est plus aujourd’hui, surtout si demain la vérité est de nouveau celle d’hier ! À y perdre son latin…

Faisons un détour par l’Australie des années 1980 ; la population d’origine, connue pour sa tradition artistique, a été victime pendant des décennies d’un double génocide : la quasi totalité des Aborigènes a été éliminée physiquement, et dans ce qui restait des communautés, les enfants ont été enlevés à leurs familles pour être placés chez des colons afin d’être “assimilés”. Depuis lors, ces communautés ont décliné (consommation d’alcool et de drogues, violence, déscolarisation, etc.). Des psychologues et thérapeutes blancs ont été sollicités pour leur venir en aide. Parmi eux, Michael White (1948-2008) (1), formé au centre de thérapie brève de Palo Alto, a une approche originale, rapportée par Dina Scherrer (2), expliquant aux Aborigènes : « On nous demande de vous aider à résoudre des problèmes que nous avons créés. Tout ce que nous pouvons faire pour vous aider est de vous demander de nous expliquer comment vous pensez le monde et de rechercher dans votre culture et dans vos traditions qui ont 50 000 ans s’il y a des solutions qui ont déjà été élaborées pour résoudre vos problèmes. » Cette posture humble de Michael White face aux aborigènes est le fondement des pratiques narratives développées dans les pays anglo-saxons depuis plus de 30 ans par lui-même et par David Epston (1). Elles ont été introduites en France depuis 2004 où elles commencent à être enseignées à l’Université.

Pertinence en pédiatrie

En quoi cette idée que l’autre possède en lui la ressource de développer “les histoires” qui le rendront plus fort est-elle pertinente en pédiatrie ?

Cas clinique

Cela a été le cas de Julie. En déshabillant son bébé, elle raconte :

« Oui, je sais ce n’est pas très bien, je ne l’ai allaité qu’un mois, mais je n’en pouvais plus…Mon mari me disait “arrête ça, t’as pas de lait”, la sage-femme : “pour avoir du lait, il faut manger des lentilles”, ma collègue “tu allaites encore !” et ma copine “moi, j’ai allaité le mien 2 ans, il n’a jamais été malade”. En réalité, pour moi c’était toute une histoire. » Je demande : « Et pour bébé, c’était comment ? »

En voilà une question… Bébé sourit : peut-être que pour lui, ce qui importe est d’être rassasié, il entend la voix de sa mère et sent sa bonne odeur. Une conversation à plusieurs voix s’installe. Sont présents bébé, sa mère et la pédiatre et, à travers eux : le père, la sagefemme, les copines, les recommandations des sociétés savantes, le recueil remis à la maternité, le dernier article lu dans un “journal de santé”, etc.

Je propose à Julie d’inviter de façon symbolique, Johanna, son amie. Dans ma consultation, une grosse peluche “Souris verte”, parée d’un foulard, va la représenter. La jeune mère lui prête sa voix pour répondre aux questions que je vais lui poser : « Johanna, depuis que son bébé est né, que pourriez-vous dire de la façon dont Julie en prend soin ? Comment voyez-vous qu’elle veut lui faire du bien ? Si vous étiez à sa place, et la connaissant comme vous la connaissez, que diriez-vous des décisions qu’elle prend pour son bébé ? En quoi ces décisions sont-elles en accord avec le fait qu’elle veut lui faire du bien ? Que pensez-vous que le bébé dirait s’il savait parler ? Pouvez- vous imaginer ce que ce bébé devenu papa dirait des décisions de sa maman quand il était bébé ? » À chaque question, Julie répond en disant ce qu’elle pense que son amie aurait dit.

Cette conversation a pris quelques minutes. Avant les questions, elle a dit « ce n’est pas très bien », ce qui pouvait être entendu par « je ne suis pas une très bonne mère » et la discussion a pris fin avec « que j’aime te voir sourire, mon fils ! »

Aider à verbaliser pour encourager

Donner une opinion de plus sur l’allaitement aurait pu la troubler davantage. Expliquer rationnellement que l’allaitement artificiel apporte tout ce qu’il faut à un bébé laisse de côté ce que nourrir son enfant représente pour elle, et ignore le poids culturel lié à l’allaitement. Les questions simples et bienveillantes l’ont aidée à se reconnecter à son intention (faire le mieux pour son bébé) et à apaiser le trouble ressenti quant à sa décision. Elles l’ont aidée à sortir de l’histoire « je m’y prends mal avec mon bébé » pour aller vers une autre histoire « je sais le faire sourire. »

Elles lui ont permis de verbaliser les compétences qu’elle a pour s’occuper de son bébé, et être renforcée dans son rôle de mère. Encourager cette mère à lister elle-même ses savoir-faire a eu un impact émotionnel positif.

1-3 ans, la grande aventure de l’autonomie,
par Dr Françoise Ceccato, Édition Mango, 2016.

Des changements cérébraux durables

Les neurosciences nous apportent des informations sur la façon dont les émotions laissent des traces dans le cerveau. Ces traces se matérialisent par des “changements durables dans la connectivité synaptique” (Daniel J. Siegel).

La pratique narrative consiste à remplacer les conseils de l’expert donnés à une personne par des questions influentes et centrées sur ses capacités, ses espoirs, ses valeurs, son intention, partant du postulat que l’expert véritable d’une situation est réellement la personne elle-même.

La pratique narrative se fonde sur notre aptitude à fabriquer en permanence des histoires pour donner du sens à tout ce qui nous arrive. Elles peuvent nous aider ou nous empêcher d’atteindre ce qui est important pour nous. Certaines histoires prennent tellement de place qu’elles deviennent des “vérités absolues“ qui enferment à vie son propriétaire. Pourtant, d’autres histoires sont toujours possibles (Alice Morgan (3)).

Utiliser la pratique narrative, c’est tenir compte du fait que notre identité est faite de multiples histoires, qui influencent notre vie : celles qu’on se raconte et celles que d’autres racontent ou ont raconté sur nous.

Éviter les étiquettes aux parents et aux enfants

En quoi cette idée peut-elle être utile à notre pratique de pédiatre ?

Faire attention à ce qui est dit d’un bébé, d’un enfant, d’un jeune, à ce qu’ils disent eux-mêmes sur eux, amène à interroger ces discours, et éventuellement à les “déconstruire”. Les étiquettes se posent très tôt sur les enfants, et le privilège du pédiatre est de pouvoir les repérer, d’aider à les effacer si elles risquent d’entraver leur avenir. Même les plus petits arrivent souvent étiquetés en consultation : « Elle ne vous répondra pas, elle est timide. » « Vous ne pourrez pas l’examiner, il crie dès qu’il voit un docteur. » « Il n’est pas capable de tenir en place 3 secondes, et n’écoute rien, il ne vous écoutera pas. »

Voulez-vous savoir comment se colle une étiquette sur un enfant ? Voici l’histoire la plus bête du monde :

Madame M. vient consulter pour sa petite Léa de 3 mois. Pendant qu’elle la déshabille pour la peser, elle lui répète avec douceur et insistance : « Que t’es bête, que t’es bête… » La question qui s’impose est : « pourquoi ? »

La réponse ne se fait pas attendre :

M (Madame M) : « Parce qu’on me l’a toujours dit. »

P (pédiatre) : « Qui est ce “on” ? »

M : « Ma mère, et toute ma famille. »

P : « Êtes-vous d’accord avec ce que votre mère et toute votre famille ont dit de vous ? »

M : « Oui, j’ai passé mon CAP de coiffeuse 5 fois, je l’ai toujours raté. Je vais le présenter de nouveau le mois prochain, mais je ne l’aurai pas, parce que je suis bête, on me l’a toujours dit. »

P : « Et pensez-vous que le fait qu’on vous l’ait toujours dit vous a aidée ? »

M : « Euh… »

P : « Que disent vos proches sur votre façon de vous occuper de votre bébé ? »

M : « Ils disent que je m’en occupe comme il faut, et je vois qu’elle va bien, elle grossit bien et elle sourit beaucoup. »

P : « Que penseriez-vous d’une mère qui s’occupe bien de son bébé, et que vous savez que ce bébé va bien, qu’il grossit bien et qu’il sourit beaucoup ? »

M : « Que c’est une mère qui sait faire avec un bébé. »

P : « Quelles capacités faut-il avoir pour s’occuper bien d’un bébé ? »

M : « Ça, ce n’est pas difficile. »

P : « Sur une échelle de 1 à 10, combien d’intelligence faut-il avoir d’après votre expérience pour savoir faire avec un bébé ? »

M : « Je ne sais pas, mais je dirais 7. »

P : « Est-ce que n’importe qui sait s’occuper d’un bébé ? »

M : « Non, pas n’importe qui, il faut aimer s’en occuper, savoir prendre du temps. »

P : « Quel nom donneriez-vous à la capacité qui consiste à avoir une intelligence de 7 sur 10 pour savoi

s’occuper d’un bébé, et qui implique d’aimer s’en occuper et savoir prendre du temps ? »

M : « C’est être capable d’être maman. »

P : « J’ai une petite voix qui dit que quand on est capable d’être maman, on n’est pas vraiment bête… »

M : « D’accord, je ne suis pas toujours bête. »

P : « Qu’avez-vous envie de dire à Léa ? »

Madame M. prend sa fillette dans les bras, et lui dit avec douceur et émotion : « Je t’aime, ma fille, je t’aime, ma fille… »

La vie de Madame M. a été influencée par le “que t’es bête, ma fille…”

qui risque à son tour, si l’étiquette n’est pas effacée, d’entraver l’avenir scolaire de Léa : un autre récit ouvre de nouvelles possibilités.

Conclusion

Nous sommes la seule espèce animale qui raconte des histoires depuis 200 000 ans, nous sommes une espèce “fabulatrice” (Nancy Huston (4)). Notre principale activité psychique est de donner du sens à ce qui nous arrive. « L’enfant vient au monde dans un bain narratif de récits imaginaires forgés par ses parents, ses grands-parents, sa fratrie », dit Pierre Blanc-Sahnoun (5).

La pratique narrative en consultation de pédiatrie : une question arrive sur la pointe des pieds, sans faire de bruit, avec juste ce qu’il faut d’espièglerie pour dire « et si… ? », ou « que pensez-vous de… ? ». L’attitude “décentrée de soi et centrée sur le patient” permet par le jeu de questions bien précises de mettre le projecteur sur les histoires qui donnent des forces au quotidien et qui relient les enfants et leurs familles à ce qui est important dans leur vie.

Ces questions bienveillantes permettent de repérer des “exceptions positives” qui vont à l’encontre d’une histoire “dominante négative” qui prend toute la place dans la vie du patient jusqu’à s’identifier à elle, croire “qu’il est” cette histoire ou ce problème. Dans le cas de maladie grave, et/ou chronique, la personne peut se définir par la maladie : “je suis” diabétique, asthmatique, etc. Les questions mettent en valeur des compétences non évidentes ou non reconnues spontanément par le patient et peuvent l’aider à trouver des forces pour se soigner.

La pratique narrative a une place en pédiatrie, auprès des enfants et de leurs familles, au moment où se tissent les histoires qui vont façonner leur vie.

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts en relation avec cet article.


1. White M, Epston D. Les moyens narratifs au service de la thérapie. Éditions Satas, 2003.
2. Scherrer D. Échec scolaire, une autre histoire possible. Éditions L’Harmattan, 2011.
3. Morgan A. Qu’est-ce que l’approche narrative ? Ed Hermann, 2010.
4. Huston N. L’espèce fabulatrice, Éd.
5. Blanc-Sahnoun P, Dameron B. Comprendre et pratiquer l’approche narrative. Interéditions Dunod, 2009
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