Enfants assistés et trouvés au XVIIIe siècle

Sous l’influence de Saint-Vincent-de-Paul, l’Etat se préoccupe, dès l’aube des années 1700, de prendre des mesures visant à protéger les enfants trouvés contre les “recomanderesses”, “meneurs” et nourrices. En 1715, une ordonnance de Louis XIV oblige les nourrices à fournir un certificat de leur curé attestant de leur état civil, religion et bonnes mœurs, et à n’élever qu’un nourrisson à la fois. Un arrêt de 1779 ordonne que les enfants trouvés soient désormais portés à l’hôpital et non plus déposés dans les tourniquets. L’idée était que, parvenus à l’âge adulte, ils fourniraient des hommes pour servir les armées royales ou des ouvriers pour peupler les colonies.

 

L’objet de cet article est d’examiner les particularités du fonctionnement du Bureau des pauvres valides, futur Hospice général puis Hôpital Charles Nicolle, et les mécanismes de l’assistance qui se mettent en place.

Enfants pauvres,  illégitimes ou enfants des familles aisées

Bardet (Archives hospitalière) montre que dès 1719 le Bureau des pauvres valides subventionne les misérables dont les mères sont  « hors d’état d’allaiter par elles-mêmes leur enfant… ». Cette assistance devient importante, jusqu’à représenter 40 % des naissances légitimes des classes modestes. Mais, devant les fraudes de pseudo-nourrices (les familles gardent l’enfant et partagent la paie avec la nourrice), il est décidé en 1753 qu’elles doivent être domiciliées à plus de 2 lieues de Rouen : pour les enfants légitimes assistés, hors du centre de la ville, en revanche, pour les enfants pauvres, il existe une concentration nette dans certains villages du Pays de Bray. La répartition montre que le “meneur” Jacques Nicolas Vasseur concentre ses activités dans les villages proches de son domicile ; il a ses habitudes en ville, descend dans un hôtel attitré et souvent ne se contente pas de ramener un seul enfant (figure 1). Il n’est pas rare que les enfants meurent de froid ou de chute pendant le transport.

Le développement de l’allaitement mercenaire n’est pas l’apanage des pauvres, on le retrouve aussi chez les artisans. Cette pratique existe aussi chez les bourgeois et dans l’aristocratie (la femme doit ménager son corps) : la nourrice est sur place et fait partie de la domesticité la mieux payée. Son choix obéit à des règles précises : conformation des seins, qualité du lait examiné par les médecins. Rousseau s’élèvera contre cette pratique contre nature.

Se dessine ainsi une géographie des aires de “nourrissage”, au domicile pour les classes aisées, à la périphérie pour les artisans et enfants assistés, plus loin pour les autres. Le contrôle est difficile pour ces derniers, les visites parentales sont quasi inexistantes et les conditions d’hébergement effroyables, dans la masure au contact des animaux de la ferme ou des rats.

Les enfants trouvés à Rouen sont fruits d’amours illégitimes dans 80 à 90 % des cas, et pour bon nombre à la campagne. A Nantes le taux de naissances illégitimes augmente de 3,1 % en 1704 à 10,1 % en 1780. Pour Le Roy Ladurie, cet accroissement de l’abandon préfigure l’augmentation de l’avortement au XIXe siècle.

Une mortalité terrifiante

A Rouen, la mortalité des nouveau-nés laissés à la garde maternelle est normale pour l’époque – 18,7 % – et voisine de celle des métropoles : 17 % pour la banlieue sud de Paris, 20,9 % à Marseille. Mais 38,1 % des enfants assistés et mis en nourrice meurent avant 12 mois, tandis que pour les enfants trouvés l’hécatombe est terrifiante : 90,8 %, dont près de 13 % à l’hôpital avant placement. Cette mortalité est un obstacle à l’accroissement de la population. L’idée de “conserver les enfants” entraîne la médicalisation progressive de l’enfance et la naissance d’une politique de santé publique : lutte contre la mortalité infantile et aussi politique de formation obstétricale (sages-femmes).

Les enfants sont abandonnés dans toute la ville, sur le parvis des églises, dans les cabarets, aux portes des commissaires ou des notables. A chaque enfant trouvé est attribué un numéro figurant sur une médaille de plomb : « percée dans le milieu au travers de laquelle on passe un cordon de soye et qui était à leur col de la manière qu’il y est retenu par derrière et ne peut en être retenu sans être coupé ». Ces colliers sont répertoriés dans le registre des enfants trouvés. Y figurent aussi le trousseau, un billet mentionnant le nom de baptême souhaité (figure 2), l’âge présumé de l’enfant. Ils préfigurent les documents actuels d’état civil avec dates de naissance et de décès (figure 3). Les enfants légitimes sont abandonnés plus tard avec une meilleure chance de survie : 9 mois pour l’enfant Marie-Louise, collier n°1 de 1785, dont les parents « prient les dames d’avoir le soin le plus possible jusqu’à ce qu’on la réclame ».

Les décès des nouveau-nés exposés sont importants pendant les mois froids. En 1758, est de créé un tour à l’Hôpital général : « du côté des dames pour y passer les enfants trouvés et les recevoir à toute heure de la nuit qui sera dans un cabinet sur la rue » (figure 4). Une sonnette permet au sergent d’avertir du dépôt d’un enfant. Le matin, on les transporte dans une annexe de l’Hôtel-Dieu. Entre l’abandon et le départ pour la mère adoptive, l’attente dure 3 à 6 jours. Pendant ce temps, les accouchées doivent nourrir ces bébés en même temps que le leur, mais bien souvent elles refusent « sous prétexte qu’aulcun d’iceux se trouvaient gatez de la maladie vénérienne ». Les filles de salle leur apportent peu d’attention : « Les enfants étaient des 24 heures et plus sans qu’on leur donnât aucune nourriture, ce qui occasionnait que lorsque le meneur venait les chercher ils en mouraient ». A son arrivée, le trésorier met collier et médaille. Jusqu’en 1778, les enfants sont transportés dans des paniers posés sur le dos du cheval. Mais le Bureau enjoint l’utilisation d’une carriole : « attendu que la manière de conduire dans des paniers précipite leur destruction occasionnée tant par le froid que par la trop grande chaleur. » Au moment où on lui remet l’enfant, la nourrice reçoit un “certificat pour la campagne” (figure 5) qu’elle présente en venant demander sa pension, avec attestation de son curé précisant l’état de l’enfant. L’inspection des nourrices est faite 2 fois par an, par les sergents du Bureau et les dames religieuses. L’insuffisance de la qualité des soins est stigmatisée dans plusieurs rapports : telle nourrice « se contentait de donner un linge trempé dans le lait pour le faire sucer », une autre « aurait distribué du cidre au bébé ».

On teste le lait de vache

Piarron de Chamousset prône le remplacement de l’allaitement mercenaire par le lait animal, à condition de le couper les premiers mois avec des “infusions appropriées”, moins cher que les mois de nourrice.

En 1761, l’Abbé de Germont favorise une “tentative d’élevage” d’une douzaine de délaissés au lait de vache dans une salle de l’Hôpital général ; ils meurent presque tous et l’expérience s’arrête là. Ce projet est repris en 1762, après une consultation du Bureau des médecins, avec « pour objet d’examiner si on ne conserve pas un grand nombre d’enfants qu’on apporte à l’Hôpital général en les nourrissant avec du lait de vache (…). Supposons qu’une nourrice se porte bien, et qu’elle ait du lait suffisamment, élèvera-t-elle son enfant si elle le laisse entouré d’excréments (…). Parvient-il à l’âge où le sein des nourrices ne lui fournit plus assez et il périt d’inanition si elle n’a pas le moyen d’y suppléer par de bons aliments proportionnels à son âge. Si elle lui en donne une assez grande quantité mais de mauvaise qualité, elle lui fournit des nourritures indigestes et mal préparées, de la ces gros ventres qui leur font trouver une vie misérable et languissante. Etant presque impossible à messieurs les administrateurs de se prémunir contre ces inconvénients, nous pensons que (…) la méthode de nourrir les enfants avec du lait de vache doit être adaptée avec d’autant plus de confiance que les peuples du Nord et principalement ceux de Moscovie et d’Islande ne connaissent pas l’usage de celui de femmes (…). Chaque animal fournit à ceux qu’il engendre un lait dont la consistance est proportionnée aux formes des fibres de leur estomac et qu’à mesure qu’elles acquièrent de la vigueur le même lait devient plus épais et plus nourrissant. C’est donc cette gradation qu’il faut imiter (…) :

  • On coupera pendant les 15 premiers jours ou 3 semaines le lait de vache avec de l’eau pure qu’on aura fait bouillir avant à la quantité environ de 2/3 et on diminuera ensuite peu à peu cette eau jusqu’à ce que le lait soit pur (…), mettre moins d’eau lorsque le lait viendra d’une vache qui vient de mettre bas parce que pendant ce temps il est plus séreux.
  • Pour que les enfants ne s’engouent pas trop promptement de lait et pour en faciliter la digestion (…), nous pensons qu’il convient de mettre dans le bec du biberon un linge qui l’excède d’environ un pouce pour le faire sucer aux enfants (figure 7). On aura soin de laver ce linge au moins 2 fois par jour pour emporter l’acidité (…) On mettra aussi un numéro à chaque biberon à fin que les enfants ayent toujours le même.
  • On donnera le lait tiède et en petites quantités tachant d’imiter celles qu’ils ont d’ordinaire de prendre au sein de la mère et à peu près dans les mêmes intervalles.
  • Quand les enfants auront le “dévoyement” continuel et abondant, on préférera pendant ce temps le lait de chèvre à celui de vache sans le couper ou à son défaut on coupera ce dernier avec une légère décoction de vapeur de corne de bœuf…
  • Tant que les enfants persisteront à se bien nourrir de lait, on ne leur donnera pas de bouillie ; quand ils en auront besoin on aura attention de bien faire sécher la farine au four a fin de lui donner un premier degré de cuisson et de le dépouiller d’une humidité acide qu’elle contient. On le fera manger 2 fois par jour à des heures fixes (…). » – Signé Pinard, Médecin du Roy.

On retrouve là des conseils de puériculture moderne (coupage du lait pour diminuer la teneur en protéines), préoccupation hygiéniste (biberon individuel, lavage du “drapeau”), allaitement artificiel à la demande en petites quantités, en cas de diarrhée changement de lait pour un réputé plus digeste, diversification retardée avec des bouillies précuite. On remarque que Pinard conseille l’allaitement exclusif pendant une longue période et une diversification alimentaire tardive par des bouillies, celles-ci doivent être précuites (pré-gélification de l’amidon). Ce texte comprend une description de la maladie cœliaque : enfants tristes, teint livide, gros ventre.

La Faculté de médecine  de Caen émet en 1762 un avis favorable : « (…) on pourrait nourrir les enfants d’abord avec du lait d’ânesse plus séreux et plus analogue à celui d’une femme nouvellement accouchée et ensuite avec du lait de vache en ayant soin de nourrir ces animaux de bonne nourriture (…). Dans un âge plus avancé les soupes avec du pain bien cuit et le lait sont de beaucoup préférables aux bouillies que l’on propose dans le mémoire et qui, par leur nature ne permettent qu’un chyle visqueux, gluant et grossier… » Signé des Drs Desmoueux, Blascher. Jean de la Lands, Lepecq de la Cloture.

On peut retenir l’idée d’allaiter les enfants au lait d’ânesse dont la composition est plus proche du lait maternel que celle du lait de vache (au siècle suivant, les enfants de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul seront nourris au lait d’ânesse consommé au pis de l’animal), et l’importance du “bon air”, de la salubrité du logement reflétant la préoccupation hygiéniste véhiculée par l’Emile de Rousseau.

L’échec de l’hospice de Rouen

En 1763 est décidée, après donation de l’abbé de Germont, la création d’un nouvel hospice dans le faubourg St-Hilaire, où seront envoyés une partie des enfants assistés pour y être nourris du lait des animaux. L’alimentation y répond à des règles strictes. L’appareil de Duval, cuve de cuivre étamé chauffée par une lampe de fer blanc, permet de maintenir le lait à bonne température : « un médecin en prenant un peu de celui-ci sur la main et ensuite de celui d’une bonne nourrice juge l’égalité et l’inégalité de chaleur de ces 2 laits ». « C’est par le moyen de tétons artificiels qu’on applique à de petits vaisseaux d’étain en forme de cuillère couverte comme celle dont on se sert pour donner des bouillies aux malades. Ces tétons sont de même forme, longueur et épaisseur que ceux d’une nourrice la mieux composée. Leur matière peut être de peau de chevreau ou autre de pareille nature bien préparée, mais comme ces sortes de peaux de trop grande délicatesse ne durent longtemps (…) il est plus à propos de mettre (…) du taffetas. Pour soutenir ces tétons et les tenir toujours dans leur forme on les rempli de crin de cheval préparé comme celui qu’on emploie dan l’ameublement. Aussi n’ayant rien dans ces tétons qui forme résistance, il se trouve aussi mol et aussi maniable que ceux des nourrices ce qui empêche que les enfants ne se blessent en appliquant dessus leurs gencives et entretient le mouvement qui ouvrent les vaisseaux salivaux en faisant couler la salive pour la dissolution des aliments ». Mais les résultats sont négligeables ; les causes de décès sont peu précisées : « dévoiement de différentes couleurs ou gastroentérites infectieuses traitées par une diète insuffisante » (lait coupé avec eau de riz ou légère décoction de vapeur de corne de bœuf), maladie de poitrine avec fièvre, muguet (pour ces derniers on employait des purges et lavait la bouche avec du vin). Une représentation allégorique de cette expérience figure dans le tableau de Lecarpentier à l’hôpital Charles Nicolle (figure 6).

En 1765, le Collège des médecins établit les causes de l’insuccès de la méthode, qui aboutit à la fermeture de l’établissement : « défaut de tranquillité des enfants qui s’incommodent mutuellement par leur cri presque continuel ; infection de l’air qu’ils respiraient malgré l’extrême propreté et le soin d’aérer les pièces ; germes de maladie infectieuses qui se manifestaient au bout de plusieurs mois ». Et les berceuses les plus zélées ne restent que quelques mois à se livrer : « à ce pénible et rebutant travail ».

Un retour aux “nourrices assassines”

En 1775, l’hôpital d’Aix-en-Provence, soucieux de ce que la moitié des enfants trouvés décèdent en bas âge, demande avis à la Faculté de médecine de Paris. Celle-ci diligente un questionnaire à tous les établissements. La réponse des administrateurs de l’Hospice général traduit leur désarroi face à cet échec : « Ce qui nous a le plus frappé (…) ce n’est pas de voir qu’ils perdent la moitié de leurs enfants trouvés, c’est de voir qu’ils n’en perdent que la moitié. »

L’administration forme le projet « de faire nourrir sous ses yeux avec le lait de vache un petit nombre sous forme d’essai (…). Le nombre d’enfants que nous avons perdu dans cette expérience est effrayant (…), nous avons renoncé à cette nouvelle méthode. » Les nourrices traditionnelles retrouvent alors leurs activités coupables. En dépit des interdictions, les marâtres continuent à recueillir plusieurs enfants abandonnés. Bardet, en colligeant les fiches de l’année 1789, a pu montrer que lorsqu’un seul enfant est accueilli par année, il a 22 % de chance de survivre, contre seulement 5 % pour 5 bébés. Ainsi, à la veille de la révolution le scandale des nourrices “assassines” du pays de Bray persiste.

L’amélioration significative du sort de ces petites victimes ne vient qu’un siècle plus tard avec le vote de la loi Roussel de décembre 1874 stipulant que « L’enfant âgé de moins de 2 ans placé moyennant salaire se trouve être l’objet d’une surveillance de l’Autorité publique. Une nourrice doit présenter un certificat indiquant que son dernier enfant vivant est âgé de 7 mois révolus. » D’autres progrès viendront de l’hygiène et de la puériculture et sont l’œuvre de la révolution pastorienne : stérilisation du lait et des biberons, œuvres des gouttes de lait. “

 


Publié

dans

par

Étiquettes :