Les troubles sévères de l’oralité alimentaire

Introduction

La nutrition entérale est utilisée pour pallier l’incapacité d’un patient à absorber les nutriments nécessaires à l’homéostasie de son organisme et à sa croissance. Cette technique a connu un essor important en pédiatrie, parallèlement aux avancées en matière de prise en charge néonatale des prématurés et aux progrès dans le domaine de la chirurgie pédiatrique. Bien que cette stratégie thérapeutique ait un bénéfice bien démontré sur la survie et la croissance des enfants (1), elle n’est pas exempte d’effets délétères, au rang desquels figurent les troubles sévères de l’oralité.
Le concept de troubles de l’oralité alimentaire du jeune enfant (ou Feeding Disorders) apparaît dans les années 1980, mais les techniques de prise en charge n’ont pas fait, à ce jour, l’objet de consensus internationaux (2). Récemment, le diagnostic d’ARFID (Avoidant and Restrictive Food Intake Disorder) a été introduit dans le DMS-V (3) : il regroupe l’ensemble des troubles alimentaires persistants de l’enfant ayant des conséquences médicales significatives à l’exclusion des troubles spécifiques que sont l’anorexie mentale et la boulimie.

Physiopathologie

L’oralité alimentaire primaire des 6 premiers mois de vie découle d’un mécanisme réflexe de succion-déglutition- ventilation (mettant en jeu le tronc cérébral), qui va laisser la place, progressivement de 6 mois à 6 ans, à une oralité alimentaire secondaire, en grande partie volontaire, et dépendante d’un ensemble d’apprentissages et d’expérimentations (4).
Le processus alimentaire normal chez le petit enfant débute par la phase pré-orale, au cours de laquelle la sensation de faim conduit à l’ingestion volontaire d’aliments, puis la phase oro-pharyngée, au cours de laquelle le bolus alimentaire est préparé, transporté de la langue vers le pharynx puis dégluti, et enfin, la phase gastro-intestinale au cours de laquelle entrent en jeu la satiété et la digestion (5). Cette séquence requiert des interactions complexes entre des facteurs physiologiques (cardiologiques, respiratoires et digestifs), des fonctions sensori- et oro-motrices, et des facteurs environnementaux. Tout phénomène impactant l’un de ces facteurs peut nécessiter la mise en place d’une nutrition artificielle. Le trouble sévère de l’oralité survient lorsque sont associées l’absence de sensation de faim, la survenue d’expériences sensorielles négatives (fausses routes, vomissements, soins invasifs, reflux gastro-oesophagien, etc.), l’existence d’un trouble des interactions parents-enfant, constant lors d’hospitalisations précoces ou prolongées, et l’absence de stimulations préventives de l’oralité, qui induit un manque d’expériences positives en lien avec l’alimentation (6).
Une fois le problème médical réglé, le comportement d’évitement perdure au moment des repas et engendre des comportements adaptatifs parentaux qui aggravent parfois le trouble : reproches, chantage à l’alimentation, forcing alimentaire, voire au contraire arrêt de toute proposition alimentaire. Un cercle vicieux s’installe, altérant ainsi davantage la relation parents- enfant (7).

Description et évolution

Les troubles sévères de l’oralité du jeune enfant sont caractérisés par les signes suivants, détaillés dans le tableau 1, à des degrés d’intensité variables (8, 9) :
les troubles sévères de l'oralité alimentaire
– un désintérêt vis-à-vis des denrées alimentaires et du temps de repas,
– l’évitement de toute stimulation sensorielle en lien avec l’alimentation,
– une phobie du contact avec la sphère buccale,
– un réflexe nauséeux exacerbé,
– une hypersensibilité affectant l’ensemble du corps et une absence de sensation de faim.
Les troubles de l’oralité touchent, selon les études, environ de 3 à 8 % de la population pédiatrique (10) et en particulier de 40 à 70 % des enfants porteurs de maladies chroniques (6, 11). Selon les données de l’Assurance maladie, on évalue actuellement à environ 6 000 le nombre d’enfants par an qui reçoivent une nutrition entérale à domicile. Parmi ces enfants, une très large proportion présente ou va présenter des troubles de l’oralité. Outre les déficits de croissance et les carences nutritionnelles inhérentes, les troubles de l’oralité sévères ont d’autres conséquences médicales (atteinte développementale, troubles du comportement, sensibilité aux infections, complications de la nutrition artificielle, inhalations, hospitalisations récurrentes…) mais aussi psychologiques (anxiété, dépression, attachement insécure, stigmatisation…) (12) avec une qualité de vie perturbée pour toute la cellule familiale. Ils induisent de fortes contraintes sur la vie du patient et de sa famille : difficultés pour la mise en collectivité, la scolarisation, difficultés organisationnelles lors des déplacements, suivis ambulatoires chronophages et contraignants, etc. Outre ces conséquences individuelles, la dépendance vis-à-vis de la nutrition entérale représente un coût financier pour la collectivité (prise en charge des soins, restriction d’activités des parents…). Ce coût important et les conséquences en termes de qualité de vie du patient et de sa famille incitent à ne jamais prolonger la nutrition entérale lorsqu’elle n’est plus nécessaire sur le plan médical.

Principes de prise en charge

  • La phase préventive des troubles de l’oralité doit être mise en place dès qu’on pose l’indication de la nutrition artificielle. Elle inclut :

– la limitation des effets secondaires et complications de la nutrition entérale,
– le respect du rythme des repas lorsque c’est possible,
– la facilitation de la succion non nutritive,
– l’absence de forcing alimentaire,
– la désensibilisation de la zone orale et du visage,
– un accompagnement psychologique
– et une prise en charge orthophonique et rééducative globale.

  • La phase de sevrage survient lorsque les conditions médicales le permettent, et sa réussite dépend très souvent de la bonne conduite de l’étape préventive (13).

Plusieurs équipes américaines, canadiennes, hollandaises, françaises et autrichiennes ont développé des méthodes de prise en charge spécifiques visant au sevrage de la nutrition artificielle, en se fondant sur des pratiques individuelles non standardisées (12, 14).
Ces programmes sont conduits selon des modalités variées : suivi ambulatoire, prise en charge en hôpital de jour une à plusieurs fois par semaine, ou programmes intensifs en hospitalisation complète.
Ces stratégies de sevrage associent des modalités thérapeutiques multiples. Une modification de la nutrition artificielle est souvent nécessaire, en rétablissant des rythmes de nutrition correspondant au rythme des repas ou, pour provoquer la sensation de faim, par une baisse rapide de la nutrition entérale. La rééducation oro-motrice permet le travail sur les praxies, la mastication et la déglutition, ainsi qu’un renforcement moteur des muscles oro-faciaux. La prise en charge des irritabilités tactiles (qui peuvent toucher la bouche, le visage ou le corps dans sa globalité) s’effectue par différentes méthodes : intégration sensorielle, balnéothérapie, massage de désensibilisation… Les thérapies comportementales sont plébiscitées, elles associent un renforcement positif des comportements appropriés lors des repas, un travail sur le plaisir de manger et sur les interactions sociales au cours du repas (en fonction du modèle social et culturel de la famille) et une autonomisation de la prise alimentaire. Les techniques de forcing, de chantage alimentaire ou de distraction sont prohibées. Tous les programmes intensifs associent les parents de manière active, par une guidance parentale pendant et en dehors des repas, un accompagnement psychologique individuel et de la relation parents- enfant, et la participation à des groupes de parole (9, 12, 14-18). Enfin, la poursuite de la prise en charge et le suivi au long cours sont nécessaires à l’issue du sevrage (14).
En France, les modalités actuelles de prise en charge de l’oralité s’effectuent majoritairement en ambulatoire, avec un arrêt très progressif de la nutrition entérale sur plusieurs mois, voire années, parallèlement à des prises en charge rééducatives spécifiques qui restent très dépendantes de la disponibilité des professionnels du réseau (professionnels libéraux, CAMSP, SESSAD, etc.). Le recours à une hospitalisation pour la réalisation du sevrage reste encore rare (moins de 10 % des cas).
Quelques équipes hospitalières ont mis en place des programmes de prises en charge spécifiques :
– consultations pluridisciplinaires oralité,
– hôpital de jour oralité,
– programmes intensifs courts en hospitalisation complète (8).
Néanmoins, de nombreux patients ont encore recours à des prises en charge intensives à l’étranger en raison de l’absence d’offre de ce type en France.

Prise en charge intensive en SSR : modèle du Centre des Côtes

Notre établissement de soins de suite et de réadaptation (SSR), situé en Ile-de- France, accueille des patients atteints de pathologies chroniques diverses avec très souvent des troubles de l’oralité sévères qui prolongent l’hospitalisation et altèrent les liens parents-enfant. La nécessité pour certains patients d’avoir recours à des prises en charge à l’étranger nous a conduits, en réflexion avec l’ARS Ile-de- France, à monter un programme de prise en charge intensive de ces troubles sévères.
Ce programme intitulé « Séjour d’aide au sevrage de la nutrition entérale » a débuté en septembre 2018, avec quatre lits du service exclusivement dédiés, sur des durées de 4 à 6 semaines d’hospitalisation complète, avec hébergement des parents sur place.
L’équipe pluridisciplinaire compte les professionnels suivants :
– pédiatres,
– orthophonistes,
– psychomotriciens,
– psychologues,
– diététiciennes,
– kinésithérapeutes,
– infirmières et auxiliaires,
– éducatrices spécialisées,
– assistantes sociales
– et une cadre de soins qui coordonne l’équipe.
L’établissement est doté d’une cuisine interne qui prépare au quotidien sur place l’ensemble des repas.
Les critères d’admission sont les suivants : le sevrage de la nutrition entérale doit être médicalement possible et attesté par l’équipe médicale qui coordonne habituellement la nutrition entérale de l’enfant, il ne doit pas exister de contre-indication à un sevrage (tels que des troubles de déglutition significatifs ou un état médical instable), et la présence d’un parent est requise pendant toute la durée du séjour. Les patients présentant un trouble envahissant du développement sont exclus du programme, qui n’est pas adapté à leur prise en charge.
Une première phase d’évaluation est conduite avant l’hospitalisation et pendant la première semaine du programme, afin de définir un objectif individualisé de prise en charge : sevrage complet, partiel, ou amélioration significative de l’alimentation orale sans diminution de la nutrition artificielle.
La prise en charge associe ensuite : quatre repas thérapeutiques par jour, des prises en charge individuelles plurihebdomadaires (orthophonie, psychomotricité, balnéothérapie, suivi psychologique individuel, suivi diététique individuel, suivi médical) et des ateliers en groupe (atelier cuisine, atelier potager, ateliers sensoriels, sorties, groupes de parole pour les parents).
Les repas se déroulent de façon standardisée, dans une pièce dédiée, avec les enfants accueillis dans le cadre de ce programme, un de leurs parents et un binôme de professionnels formés. Chaque repas inclut les aliments préférentiels de chaque enfant, présentés de façon ludique. L’ensemble des personnes présentes participe au repas. L’installation et le matériel sont adaptés individuellement à l’enfant. Il est encouragé à être acteur du repas, à choisir ce qu’il veut, à préparer et à débarrasser la table. Il n’y a jamais de forcing mais l’enfant peut être sollicité pour regarder, sentir, toucher, et goûter de nouveaux aliments. Il est autorisé à recracher. Les parents sont initialement en position d’observation, puis ils sont amenés à reproduire progressivement les techniques utilisées par les professionnels.
La nutrition entérale est adaptée dès le début du séjour afin de permettre, si possible, l’alternance faim/satiété et d’éviter tout vomissement ou nausée. Suite aux observations faites, et dès que l’enfant est en capacité d’avaler quelques bouchées, la diminution de la nutrition entérale se fait rapidement sur quelques jours afin de restaurer la sensation de faim. La surveillance médicale est alors accrue : poids, état d’hydratation, tolérance glycémique et état de fatigue… La perte de poids maximale tolérée est de 10 %.
En fin de séjour, des préconisations de suivi et de la prise en charge sont faites à la famille et transmises à l’équipe référente. Le suivi ultérieur est assuré par l’équipe médicale référente. La sortie est autorisée si les conditions détaillées dans le tableau 2 sont réunies.

Un suivi est proposé à 6 mois, 1 an et 2 ans de la sortie.
Le sevrage est considéré comme pérenne s’il n’y a plus de recours à une nutrition artificielle à 2 ans, si la croissance staturale reste régulière sans cassure ni ralentissement, et si la croissance pondérale à 2 ans a retrouvé au minimum le couloir d’avant le sevrage.

Premiers résultats

Treize enfants ont été accueillis entre septembre 2018 et mars 2019. Ces patients présentaient des pathologies très variées : grande prématurité, retard de croissance intra-utérin, cardiopathie congénitale, syndromes génétiques divers, mucoviscidose, déficit immunitaire greffé, reflux gastro- oesophagien sévère, maladie de Hirschprung… L’âge moyen était de 40 mois. Le descriptif de la population est résumé dans le tableau 3. La très grande majorité des patients accueillis n’avait quasiment aucune alimentation orale.

Les résultats sont décrits dans le tableau 4.

À l’issue du séjour, sept (54 %) enfants ont pu être sevrés complètement de la nutrition entérale, quatre (31 %) ont pu être sevrés partiellement, et il n’y a eu aucune modification de la nutrition entérale pour deux patients considérés comme des « échecs de prise en charge ». Ces échecs sont liés à des interruptions de séjour pour motif personnel ou pour motif médical contre-indiquant le sevrage.
Les questionnaires de satisfaction parentale ont montré un taux de satisfaction de 92,3 % quant à l’amélioration du comportement lors des repas, de la quantité et de la diversité des aliments ingérés et de la diminution des irritabilités.
Le suivi à moyen et long termes reste à évaluer, mais les premiers résultats correspondent à ce qui est décrit par les autres équipes internationales lors des programmes intensifs de sevrage.

Conclusion

Les troubles sévères de l’oralité du jeune enfant sont fréquemment responsables d’une dépendance à la nutrition artificielle, qui n’est pas sans conséquences médicales, psychosociales et en termes de coût pour la santé. Outre la prévention de ces troubles, le sevrage de cette nutrition doit être obtenu dès qu’il est médicalement possible. Pour cela, plusieurs options thérapeutiques existent : la prise en charge ambulatoire est la règle, mais, dans certaines situations, le recours à une prise en charge hospitalière intensive peut être indiqué, notamment lorsque les précédentes tentatives se sont soldées par des échecs.
Ces programmes intensifs doivent être conduits par une équipe pluridisciplinaire et impliquer systématiquement les parents. Ils associent en règle générale une approche comportementale, l’éducation thérapeutique des parents, une prise en charge oro-sensori-motrice et des techniques de restauration du rythme faim/satiété. Un programme intensif de sevrage a été récemment mis en place pour la première fois en France en SSR. Les premiers résultats correspondent à ce qui est rapporté par d’autres équipes ailleurs dans le monde. Le suivi à moyen et long termes reste cependant à évaluer, ainsi que les résultats sur une cohorte de patients plus nombreuse.


Références

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