Parler de nutrition pour nourrir l’estime de soi

Écouter les enfants, ou encourager les parents à écouter leur enfant, permet de savoir quelle histoire s’invite dans la vie des uns et des autres. Les aider à tisser des conversations axées sur les compétences (1) de chacun est ce que j’aime dans mon travail de pédiatre : c’est ce que m’ont appris les praticiens narratifs (2, 3) et que j’adapte à mes consultations.

En matière de nutrition, partons des réflexions des enfants, comme si nous faisions un microtrottoir. Les parents aiment bien rapporter ce qu’ils disent : voilà une source de renseignements sur la façon dont ils voient le monde, assurément bien différemment de nous, les pédiatres, et, de façon plus générale, de nous les adultes. Ces réflexions permettent de prendre conscience de leurs aptitudes émergentes, et, par nos questions, de rendre visibles leurs bonnes intentions et leurs efforts.

 

Comment perçoit-on les aliments quand on mesure moins de 120 cm ?

D’où viennent-ils ?

Une réponse classique est : « du frigo, ou du marchand, ou du jardin ». Mais il reste bien des mystères que les enfants essaient d’élucider avec leur logique naissante qui était la nôtre quelques années plus tôt.

  • Vivien, 3 ans, pense que le cerisier du jardin donne des cerises, des pêches et des yaourts à la pêche…
  • Clara, 3 ans, aime amener les visiteurs au poulailler : « J’ai 3 poules, elles sont jolies et elles font des crêpes ». (Quand réalisera-t-elle que c’est sa mère qui fait des crêpes avec les œufs ?).
  • Pour Juliette, 5 ans, les pâtes poussent sur les « pâtiers », comme les pommes sur les pommiers.

Que sont-ils ?
L’aliment peut être assimilé à un être vivant, auquel l’enfant tient, doté de qualités ou de pouvoirs : cela révèle des valeurs déjà portées par le jeune enfant et qu’on peut questionner.

  • Arthur, 30 mois, couvre les fraises de crème « gentille » (chantilly).
  • Charles, 33 mois, prépare la pâte à crêpes avec sa grand-mère. Plus tard, elle lui pose une question. Le doigt sur ses lèvres, il répond : « Chut ! La pâte se repose ! »
  • Charly, 3 ans, mange du « pain fort » (dur).
  • La mère d’Arthur, 3 ans et demi, vient de sevrer bébé Noémie, elle n’a plus de lait. Son fils : « Je te donne un verre de lait, tu le bois, et tu auras du lait dans tes titis… »

Le cas particulier des légumes

Les enfants expriment souvent un désamour pour les légumes : plusieurs raisons ont été avancées.

Les légumes sont peu nourrissants

Daniel Tammet écrit dans son 1er livre « Je suis né un jour bleu » (4) : « À la maison, (mon père) me faisait manger… J’avais un appétit d’oiseau et la plupart du temps je ne mangeais que des céréales, du pain et du lait. Il fallait me faire la guerre pour que j’avale des légumes ».
Céréales, pain, lait, comme pâtes, riz, pizza, calment rapidement les sensations de faim. Les légumes sont pauvres en calories, or dès les premiers jours de vie, le petit d’homme mange essentiellement pour calmer sa faim. Son goût est programmé pour avoir du plaisir à être rassasié, phénomène adaptatif qui lui permet d’obtenir ce dont il a besoin pour grandir et se développer. Les aliments nourrissants, à forte teneur en sucre et en matière grasse, les aliments salés et simples, non mélangés, certaines viandes et laitages sont les préférés des enfants. On parle de goût enfantin. On pourrait aussi parler du génie des enfants à se débrouiller pour devenir plus forts.

  • Cloé, 4 ans, revient de la visite d’un lieu historique. Le père demande : « Qu’as-tu aimé dans cette journée ? » Elle répond : « Les pâtes bolognaises ! »
  • Louis-Tim, 5 ans, en mangeant un steak haché/frites : « Goûte-moi cette merveille ! »

Les légumes rassasient moins que les pâtes ou les frites. Ils sont plus appréciés, associés à un féculent. Les parents ont des astuces issues de leur observation pour que leur enfant mange aussi des légumes.

  • Ainsi, Maé, 3 ans, mange tout avec de la panure, une astuce de sa mère. Une façon simple de rassurer les parents sur leurs compétences est de leur demander : « D’où vous est venue cette idée ? »

Un dégoût qui est inné…

Beaucoup de légumes ont un goût fort, alors que les féculents sont plutôt fades. Ils sont souvent amers or, dès les premières heures de la vie, l’acide et l’amer sont universellement rejetés. C’est l’expérience du réflexe gusto-facial : quand on présente du sucré au bébé, il esquisse un sourire alors que l’acide lui fait plisser les yeux et froncer le nez !

  • Lorsqu’on demande à Hugo, 3 ans, quel est le légume qu’il préfère dans la soupe, il répond : « Ben, les croûtons, maman ! »

La mère d’Hugo s’adapte au vécu, unique, de son fils. Une bonne question à poser serait : qu’est-ce qui dans son expérience lui a appris que les croûtons permettent à Hugo de manger des légumes ?

…Et en partie génétique

Les légumes crucifères (plantes aux pétales disposés en croix) contiennent des composés phytochimiques volatils soufrés, désagréables pour une partie de la population, même à très faible concentration : brocoli, chou-fleur, chou de Bruxelles sont rejetés par certains et pas par d’autres. Il s’agit d’un dégoût sensoriel (5). Parfois il suffit d’en modifier la présentation pour que les enfants les apprécient : 51 % des enfants choisissent le chou-fleur quand il est en gratin, 36 % s’il est à la vapeur, et 15 % s’il est en salade (4). En grandissant, les enfants apprennent à dépasser ces dégoûts sensoriels.

  • Louve et Willow adorent les brocolis depuis un séjour chez leur grand-mère : elles prennent les fleurs de brocoli à pleine main et disent qu’elles mangent des arbres !

Une belle conversation peut s’initier : quel exemple peut-on trouver dans la vie de ces petites-filles qui montre qu’elles ont probablement hérité de la capacité de leur grand-mère à avoir des idées intelligentes ?

La peur ancestrale du poison

Pour nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, reconnaître les aliments était vital (6). Être omnivore nous permet de manger de tout et d’être moins vulnérables qu’un mangeur spécialisé : le koala ne s’alimente qu’avec des feuilles de bambou et risque de disparaître avec la forêt. Mais c’est courir plus de risques d’intoxication. Ne pas aimer ce qui est amer peut être un réflexe atavique qui a protégé nos ancêtres : ce qui est végétal est potentiellement un poison.

  • Thomas, 5 ans, raconte son cauchemar à sa mère : « On était sur un bateau en papier avec mes copains, et il y avait du poison… » Sa mère : « Le poison, ça n’existe pas ! » Thomas : « ben si, dans les cauchemars ».

C’est le paradoxe de l’omnivore qui doit goûter en se méfiant : l’enfant doit apprendre à dépasser cette néophobie alimentaire (peur des aliments nouveaux) pour consommer un répertoire d’aliments variés. À partir du moment où il porte lui-même les aliments à sa bouche, vers 18/24 mois, il devient sélectif. La néophobie est à son apogée entre 4 et 7 ans, l’enfant refuse de goûter spontanément les aliments qu’il ne connaît pas. Certains adultes restent néophobiques.

  • Lola, comme sa mère au même âge, refuse de manger du kiwi, car « les pépins sont des bêtes ». Elle exprime un dégoût cognitif (5) : la connaissance (fausse) qu’elle a du kiwi crée un rejet du fruit. Sa mère entre de plain-pied dans le monde de sa fille et accepte son refus de manger ce fruit. Elle lui raconte qu’elle aussi pensait que les kiwis étaient truffés de petites bêtes et maintenant, adulte, elle sait que ce ne sont que des pépins qu’elle aime croquer. Une approche narrative (7) rend visible pour cette mère sa capacité à faire profiter sa fille de son expérience, tout en respectant son rythme pour maîtriser sa peur.

L’opposition aux parents

  • Lola, 6 ans : « J’ai goûté les légumes, Maman, et j’aime pas…! »

Dans le contexte actuel, les parents insistent pour que leur enfant consomme des légumes. Voilà un moyen facile de s’opposer, fréquent autour de 4/7 ans et de l’adolescence.

  • Raphael, 5,5 ans :

« Maman, tu me donnes des raviolis ?
— Ce ne sont pas des raviolis, ce sont des betteraves ! Tu le sais…
— Oui, mais c’est pas beau comme nom… »
La mère de Raphaël comprend les efforts de son fils pour accepter de manger un aliment qui ne l’attire pas. Elle le familiarise avec patience : plus l’enfant goûte un aliment, plus il aura tendance à l’apprécier (8). Elle met son enfant en situation d’apprenti (goûter) plutôt que dans celle d’élève (apprendre) (9). Je la questionne : « D’où tient-elle ce savoir ? » Sa réponse lui donnera le sentiment de sa compétence.

Le goût fait collaborer tous les sens

Bien que le goût soit un des sens à être le plus sollicité, peu de mots le définissent. Éduquer le goût, c’est mettre en éveil les 5 sens, apprendre à reconnaître cet ensemble jauger un aliment et savoir en parler.

La vue déclenche la salivation

  • Elsa, 3 ans, semble émerveillée devant un gâteau en forme d’ourson : « C’est beau ! »

La flaveur se compose de la saveur (la langue) et de l’odeur (le nez)

  • Léo, 6 ans, aime le piquant des amandes « squelettes » (au piment d’Espelette).
  • Charlie, 3 ans : « Je goûte la fumée des pommes de terre avec mon nez ! »

L’odorat permet de sentir jusqu’à 1 000 milliards d’odeurs différentes

Odorat et goût sont en interaction : 80 % de ce qu’on perçoit du goût d’un aliment vient de notre nez ! Quand le nez est bouché, il est bien difficile de déterminer le goût de ce qu’on mange.

Le toucher (la langue seule) pour la texture, la température, le frais, etc.

  • Clément, 3 ans, répond à la question « Comment veux-tu prendre ton biberon ce matin ? » par « Ni trop chaud, ni trop froid, juste comme il faut ».

L’ouïe, pour le bruit du croquant

  • Timéo, 30 mois, aime faire craquer en bouche les pétales de céréales chocolatés « comme des crottes de lapin ».

Le goût est inné (5), pour le « goût-saveur » : sucré/salé et amer/acide. En revanche, le domaine olfactif est le fruit d’un apprentissage. Chaque bébé possède un profil de sensibilité olfactive génétiquement déterminé qui lui est propre. Et il n’y a pas deux personnes qui mangent, sentent et goûtent de la même manière.

Ce que les parents nous apprennent

  • Cloé, 3 ans et demi, n’aime pas les courgettes. Sa mère lui propose un atelier cuisine : Cloé est chargée de couper les courgettes en rondelles, les disposer dans un plat, et les couvrir de béchamel pour faire un gratin : « Maman, c’est doux, c’est délicieux ! »

Apprendre à Cloé à toucher l’aliment, le laver, le couper, l’impliquer dans la préparation du gratin, la familiarise avec la courgette tout en lui offrant un partage affectif qui contribue à sa construction psychique. Cette mère aide sa fille à mettre des mots sur ce qu’elle ressent quand elle mange : « C’est chaud » « Ça pique » « C’est sucré » « C’est mou »… plus riches que les « J’aime » ou « J’aime pas ». En consultation, on peut questionner comment elle sait ce que les mots expriment : plaisir ou dégoût, confiance ou défiance, sérénité ou angoisse de son enfant…

Et les enfants

  • Thomas, 6 ans et demi, invité à l’anniversaire d’un copain, a le choix entre un soda ou un jus de fruit. Il demande de l’eau : « Ma pédiatre m’a recommandé de boire de l’eau, la meilleure boisson pour rester en bonne santé ! »

Ce jeune garçon a intégré un message de santé : une belle aptitude à son âge ! Comment fait-il pour résister à la tentation, au fait de ne pas boire du sucré comme ses copains, qu’aime-t-il dans le résultat du choix qu’il fait (1) ? Ces questions orientées sur sa capacité à assumer son choix ont pour but d’établir une base solide pour son estime personnelle.

Conclusion

Écouter les enfants nous aide à les rejoindre dans leur univers, les comprendre dans leur acceptation ou rejet des aliments qu’on leur propose. Notre influence suggestive auprès des enfants est évidente, l’important est de retrouver l’enfant dans sa réalité et de lui permettre d’aller un petit pas plus loin dans sa réflexion (6), comme dans l’éducation thérapeutique.
Ainsi que nous l’apprend l’approche narrative (6), l’expert véritable d’une situation est réellement la personne elle-même, quel que soit son âge. En remplaçant les conseils de l’expert donnés à une personne par des questions influentes et centrées sur ses capacités, ses espoirs, ses valeurs, son intention, la consultation offre des outils pour nourrir la confiance en soi des enfants et de leurs parents.

Pour en savoir plus

  • 1-3 ans, la grande aventure de l’autonomie, par Dr Françoise Ceccato, Édition Mango, 2016.
  • Les pratiques de l’approche narrative, sous la coordination de Pierre Blanc-Sahnoun, InterEditions, 2017.

Références

  1. Marie-Nathalie Beaudoin. Les mille et une compétences en chaque enfant. Éditions L’Harmattan 2015.
  2. Mickaël White, David Epston. Les moyens narratifs au service de la thérapie. Éditions Satas 2003.
  3. Alice Morgan. Qu’est-ce que l’approche narrative ? Édition Hermann 2010.
  4. Daniel Tammet. Je suis né un jour bleu. Éditions J’ai Lu 2009.
  5. Nathalie Rigal. La naissance du goût. Éditions Viénot 2000.
  6. Françoise Ceccato. 1 à 3 ans, la grande aventure de l’autonomie. Édition Mango 2016.
  7. Pierre Blanc-Sahnoun. Ouvrage collectif. Les pratiques de l’approche narrative. InterEditions 2017.
  8. Institutdanone.org/objectif-nutrition:la-naissancedu- gout
  9. Gaëlle Vekemans. L’ABC de la santé des enfants. Les éditions de la Presse 2013.

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