Les troubles alimentaires restrictifs du nourrisson et du jeune enfant

Les troubles restrictifs alimentaires du jeune enfant avec opposition et diminution des apports alimentaires regroupent un ensemble de manifestations s’exprimant différemment en fonction de l’âge de l’enfant, des causes favorisantes et de la réaction des parents face à ces difficultés [1]. Ils représentent un des motifs les plus courants de demandes de consultation en pédiatrie. Vingt-cinq pour-cent des enfants avec un développement normal peuvent présenter ce type de manifestations [2, 3]. Les formes sévères conduisant rapidement à une malnutrition protéino-énergétique sont de plus en plus fréquentes ces dernières années [3, 4].

 

Les spécificités des troubles alimentaires du nourrisson et du jeune enfant

Typiquement, l’alimentation représente une expérience fondamentale du développement de la relation entre la mère et l’enfant, dans laquelle des signaux émotionnels permettent la communication des besoins, des désirs et plaisirs, aussi bien que la stabilisation des rythmes biologiques [5].

L’alimentation permet donc le développement du rythme et de l’adaptation réciproque entre le nourrisson et celui qui prend soin de lui. Durant son développement, l’enfant continue d’avoir besoin du soutien de l’autre durant les repas pour renforcer son “sens de soi subjectif” [6] avec des expériences prévisibles et régulières. Le sens de soi subjectif « représente des aptitudes à partager un objet d’attention, à attribuer des intentions et des motivations aux autres et à les saisir correctement, à attribuer aux autres l’existence d’états émotionnels et à sentir s’ils sont en accord avec son propre état émotionnel » [6]. Ces aptitudes du nourrisson doivent être soutenues pour développer son autonomie. Les nourrissons étant préstructurés pour rechercher des situations d’apprentissage dans lesquelles ils s’engagent. Le repas deviendra, dans les premières années de vie [5], un temps d’expérience de l’autonomisation ou s’exprimera l’envie impérieuse de manger par soi-même [7].

A travers leurs comportements et leurs initiatives durant l’alimentation, les parents permettent à l’enfant de développer des capacités autorégulatrices de son excitation interne [8]. Avant d’acquérir et de perfectionner son langage oral, le nourrisson est animé par ce niveau d’excitation interne qui s’exprime essentiellement corporellement. Ainsi, la relation entre l’enfant et celui qui prend soin de lui est caractérisée par un haut degré de coordination et par l’aspect bidirectionnel de cette relation : chaque partenaire est influencé par le comportement de l’autre [9]. Un “bon” niveau d’excitation interne durant les repas permet au nourrisson de mieux adapter ses ingesta à ses besoins énergétiques, afin de se développer en suivant ses courbes auxologiques déterminées par son héritage génétique. Ainsi, l’autorégulation de ses besoins énergétiques est rendue possible par l’autorégulation de son excitation interne, conditionnée par la qualité des interactions avec les parents. Cependant, des distorsions dans cette relation peuvent apparaître quand l’enfant et la mère sont fermés dans un état rigide où la communication empathique est interrompue et où aucun des partenaires ne réussit à comprendre ou coopérer avec l’émotion ou le développement de l’autre [5, 9].

Suivi ambulatoire ou hospitalisation ?

Les difficultés d’alimentation ordinaires sont majoritairement prises en charge par les pédiatres de ville qui, de conseils de puériculture en informations sur la nutrition, accompagnent les familles durant cette période. Il faut bien évidemment, dans un premier temps, éliminer des causes simples qui peuvent perturber ou altérer une alimentation régulière et normale : infections, coliques du nourrisson, troubles du sommeil, constipation, lésions intra-buccales (poussées dentaires, aphtes, stomatites virales ulcérées)…

Le plus souvent, devant un refus alimentaire, parfois associé à des vomissements, deux diagnostics sont évoqués :

• soit une allergie aux protéines du lait de vache ;

• soit un reflux gastro-oesophagien.

Très rapidement, le lait habituel est supprimé et remplacé par un hydrolysat de protéines, et un traitement par inhibiteurs de la pompe à protons est prescrit. Quand une de ces deux affections est en cause, l’effet de ces mesures est spectaculaire et le diagnostic est confirmé.

Quand il s’agit d’un trouble du comportement alimentaire, ces traitements sont inefficaces et il faut les arrêter rapidement au bout de 5 à 7 jours. Dans le cas contraire, l’inefficacité de ces mesures va encore plus inquiéter les parents et, de plus, les hydrolysats sont souvent mal acceptés par l’enfant après l’âge de 4-5 mois et les inhibiteurs de la pompe à protons peuvent entraîner une sécheresse buccale, des céphalées et une agitation.

Les nourrissons et jeunes enfants qui vont développer des difficultés d’alimentation plus sévères seront aussi pris en charge au départ par les pédiatres de ville. Cependant, si la symptomatologie s’accentue (ce qui comprend principalement la persistance du refus alimentaire, l’installation des conduites d’opposition et une prise de poids insuffisante), les pédiatres peuvent demander l’hospitalisation du bébé. Dans les cas les plus sévères, le nourrisson est hospitalisé. Dans les cas dits “intermédiaires”, de niveau modéré, c’est-àdire sans cassure trop importante de la courbe de poids, le nourrisson et ses parents devraient être orientés directement vers une consultation spécialisée dans l’évaluation des troubles du comportement alimentaire de l’enfant, ce qui n’est malheureusement pas le cas le plus fréquent. Le recours à des prises en charge alternatives (naturopathe, ostéopathe), à des consultations de diététique non spécialisées ou à des hospitalisations dans des services de pédiatrie générale est fréquemment constaté.

Dans le cas où le nourrisson est hospitalisé

Après des tentatives de réalimentation orale, la prise en charge comprendra à nouveau une évaluation nutritionnelle, des investigations organiques approfondies et un encadrement par des pédiatres et des puéricultrices de l’équipe médicale. Dans beaucoup de cas, le trouble alimentaire peut persister, voire s’intensifier, et l’indication d’une assistance nutritionnelle par nutrition entérale sera discutée.

La décision de mettre en place une sonde naso-gastrique ou une gastrostomie doit être très soigneusement évaluée car, si l’apport énergétique direct dans l’estomac va rapidement permettre une reprise pondérale, cette technique peut avoir des conséquences délétères sur l’acquisition de l’oralité et reporter dans le temps la reprise d’une alimentation normale. En effet, certains parents peuvent désinvestir l’alimentation orale au profit du confort relatif procuré par une assistance nutritionnelle substitutive [10]. C’est en fait l’urgence à corriger la dénutrition et l’écho de la détresse parentale qui conduit les pédiatres à privilégier l’assistance nutritionnelle au détriment d’un investissement plus important des interactions entre les parents et le nourrisson.

De manière générale, la mise en place d’une sonde nasogastrique dépend du niveau de gravité du trouble du comportement alimentaire. Dans les cas les plus sévères (définis par une malnutrition protéino-énergétique et une diminution des ingesta inférieure à 70 % des besoins énergétiques sur plus de 10 jours), la pose d’une sonde nasogastrique est indispensable pour stopper la dénutrition.

Au total

Ainsi, la gravité du symptôme, le risque de dénutrition, peuvent limiter les élaborations parentales concernant les interactions avec le nourrisson. Dans ce cas, la complémentarité entre une approche pédiatrique académique et une approche psycho-éducative d’orientation psychodynamique prend toute son importance. L’approche pédiatrique est opérante sur la prise de poids ; cependant, dans certains cas, elle peut être inefficace sur le maintien ou la reprise de l’alimentation orale, mais aussi sur la capacité du nourrisson à interagir avec le parent, sans rester dans un rôle passif d’enfant “assisté nutritionnellement”. Néanmoins, l’approche pédiatrique doit rester la dimension dominante de la prise en charge, puisqu’une approche psychodynamique exclusive ne pourrait pas permettre seule la correction des désordres métaboliques et/ou nutritionnels. Dans une logique transdisciplinaire, ces deux approches complémentaires sont indispensables.

Les différentes étapes de la prise en charge

Dans les cas sévères

Au moment de l’arrivée de l’enfant dans l’unité de soins, la dénutrition a rendu la situation particulièrement critique. L’angoisse est à son paroxysme, les fantasmes les plus terribles traversent le psychisme des parents. En premier lieu, la possibilité d’une maladie organique grave qui serait la cause des difficultés d’alimentation vient hanter l’esprit de la famille et occulter la possible origine du trouble en question. C’est pourquoi la première rencontre doit conduire à une évaluation pédiatrique prioritaire.

Aussi importante soit-elle, il n’est pas raisonnable, dans un tel contexte, de focaliser l’accueil de cette souffrance du côté du psychisme. Dans tous les cas, l’intensité de la désorganisation psychique ne permettra pas un échange constructif et rationnel. C’est le corps qui est en souffrance, la première expertise doit être l’affaire des médecins.

Trois temps sont donc nécessaires :

1. La consultation d’accueil avec un pédiatre du service d’hospitalisation et son équipe qui sont sensibilisés aux questions des troubles alimentaires du nourrisson et du jeune enfant. Elle comprendra l’interrogatoire pédiatrique traditionnel, le relevé des paramètres auxologiques du nourrisson (poids, taille, périmètre crânien, calcul d’un score de risque nutritionnel), la définition du cadre hospitalier avec les infirmières et la rencontre avec la diététicienne du service.

2. La consultation avec le psychologue : temps narratif dédié aux “épreuves” traversées par la famille, aux éléments biographiques, aux éléments opératoires de la prise en charge (forçage alimentaire, difficulté de portage…), mais aussi la part intra- et intersubjective (phobie d’impulsion, culpabilité maternelle, conflit intergénérationnel, angoisse de l’entourage…) qui s’actualise dans chaque interaction avec le nourrisson.

3. La consultation conjointe pédiatrepsychologue. Elle comprend la poursuite de l’évaluation développementale du nourrisson (attention, éveil, motricité…), la délivrance de conseils de puériculture et de nutrition (quantité, modalité des prises, éducation, niveau de tolérance parentale…), la pose d’un cadre thérapeutique psycho-éducatif (place et rôle de chaque donneur de soins ; lieu, heure et durée des repas…), des interventions concernant les interactions avec le nourrisson (style interactif, mots utilisés, prosodie du donneur de soins, stimulation du nourrisson, éprouvés parentaux…) et l’organisation de la prise en charge ambulatoire qui permettra de suivre l’enfant et ses parents selon la durée nécessaire à l’amélioration de l’état de santé de l’enfant (réassurance concernant la prise en charge, planification souple des rencontres, lien avec le médecin de ville ou les institutions de soins de proximité, tels que CAMSP, PMI ou CMP…). Entre chaque temps, une prise de contact entre les différents intervenants permet la synthèse des étapes successives et facilite le passage d’un intervenant à l’autre [11]. Il est opportun de rappeler que l’indication d’une hospitalisation pour mise en observation de l’enfant est une étape importante qui permet d’apporter une “respiration” et de laisser du temps pour les rencontres et les entretiens. Cependant, il est primordial d’expliquer au préalable aux parents que la mise en observation est un véritable acte thérapeutique, qu’elle représente une mobilisation de tous les acteurs du soin, faute de quoi l’on s’expose au risque, quasiment inévitable, que les parents renvoient aux soignants une perte de confiance et un désarroi exprimés sous diverses formes : « Vous ne faites rien de plus que nous », « Rien n’avance», « Vous ne faites aucun examen d’exploration »…

Dans les cas modérés

Dans le cas où l’enfant est orienté directement vers la consultation conjointe pédiatre/psychologue, un certain nombre d’éléments déjà évoqués sont évalués lors de la première rencontre, puis au fil du suivi. Ces consultations comprennent l’évaluation régulière du développement du nourrisson (attention, éveil, motricité…), des conseils de puériculture et de nutrition (quantité, modalité des prises, éducation, niveau de tolérance parentale…), la pose et le suivi d’un cadre thérapeutique psycho- éducatif (place et rôle de chaque donneur de soins ; lieu, heure et durée des repas…), des interventions concernant les interactions entre les parents et le nourrisson (style interactif, mots utilisés, prosodie du donneur de soins, stimulation du nourrisson, éprouvés parentaux…) et l’activation et le maintien de liens avec le médecin de ville ou les institutions de soins de proximité.

Les intérêts de la transdisciplinarité

Que ce soit dans les cas où l’enfant est hospitalisé ou dans les cas de consultations externes, la consultation conjointe requiert un certain nombre de conditions préalables. Souvent, pour des raisons d’organisation, parfois par pudeur, partager le même setting professionnel n’est pas chose évidente pour des soignants ayant une formation, une fonction et un rôle étant a priori aux antipodes l’un de l’autre. Le pédiatre s’appuiera sur une nosographie ayant pour objectif de regrouper les signes physiques et fonctionnels pour en faire une entité diagnostique dans le but d’atténuer ou de faire disparaître les symptômes [12], tandis que le psychologue orientera sa pratique vers une prise en compte de la dimension psychique à visée de transformation subjective. Pendant que le pédiatre cherchera la guérison en supprimant la cause de la maladie, le psychologue aidera à ce que devienne actuel ce qui n’était que potentiel, pour que s’établisse une liberté intérieure jusqu’alors inconnue [13].

A priori, ces orientations n’ont pas grand chose en commun. Pourtant, dans le cadre de la prise en charge des difficultés alimentaires du nourrisson et du jeune enfant, un pédiatre et un psychologue sont amenés à mutualiser leur savoir et à partager leurs points de vue.

D’autres professionnels seront associés à toutes les étapes de la prise en charge : phoniatre-ORL spécialisé dans l’étude et les explorations des troubles de la déglutition, orthophoniste (pour la rééducation de l’oralité), diététicienne et assistante sociale, plus spécifiquement au moment des hospitalisations et/ ou des consultations. Très rapidement un “réseau” de suivi et de prise en charge sera mis en place en partenariat avec le médecin de ville ou les institutions de soins de proximité (CAMSP, PMI ou CMP).

Composer une équipe dans laquelle les acteurs auront des approches parfois antagonistes, mais souvent complémentaires, garantit la distance nécessaire pour ne pas “se marcher sur les pieds”. Les points d’échange pourront avoir lieu sur des terrains aussi disparates que les valeurs professionnelles, la conception du sujet, les orientations philosophiques et l’éthique du soin qui sous-tendent les rapports patients/soignants.

La complémentarité des approches

Lors des consultations ou lors des entretiens pendant l’hospitalisation, la présence simultanée du pédiatre et du psychologue permettra que les identifications multiples puissent être exploitables, tel du matériel biographique regorgeant d’éléments psychiques qui forcément se retrouveront en miroir dans le dialogue interactif [14, 15] du nourrisson et des parents. A partir du dialogue interactif parents-thérapeutes, peut apparaître et se restaurer le dialogue interactif avec le nourrisson. De ce fait, les attentes parentales concernant le comportement du nourrisson pourront être éclairées par la compréhension des déplacements transférentiels qu’ils effectuent sur celui-ci [15, 16].

Pendant que les parents vont questionner et attendre des réponses du pédiatre sur le développement du nourrisson (sommeil, marche, propreté et alimentation), le psychologue aura pour mission de lier passé et présent en interrogeant, sans forcément interpréter, les mobiles de ces questionnements. Pour nombre de problématiques somatiques du nourrisson, la réponse du pédiatre peut suffire à rassurer les membres de l’entourage sur leur capacité de “nursing”, ce qui, dans le meilleur des cas, peut générer un tassement du symptôme jusqu’à sa disparition. Néanmoins, dans les situations où le trouble du nourrisson peut avoir une étiologie d’allure psychosomatique [17], dans les situations où la nature des interactions entre les membres de la triade semble parasitée au point de perturber les fonctions de régulation de l’excitation du nourrisson [18], il est nécessaire de mettre en place un dispositif de soins en cothérapie dans lequel un pédiatre et un psychologue pourront aborder et traiter le trouble somatique en profondeur sur sa double valence organique et psychique, en se dégageant du seul primat de l’organicité [19].

Les objectifs de la collaboration simultanée du pédiatre et du psychologue

Dans le cadre d’une consultation conjointe, c’est l’approche psychoéducative [7] qui semble la plus appropriée à la prise en charge des nourrissons et jeunes enfants souffrant de difficultés alimentaires. Un suivi régulier et un soutien fort des parents sont indispensables pour qu’ils aident les nourrissons à reconnaître leur sensation de faim et, parallèlement, pour qu’ils leur apprennent à manger en accordant leurs propres signaux internes de faim et de satiété [20]. L’objectif principal est, par la mise en place d’un cadre de repas [21] et la compréhension du système relationnel qui doit se développer [16], d’aider les parents à retrouver un état émotionnel satisfaisant pour permettre aux nourrissons d’autoréguler leur niveau d’excitation interne [22, 23], afin de limiter le conflit durant l’alimentation et permettre une augmentation régulière des ingesta [4]. Les troubles alimentaires précoces nécessitent une expertise des thérapeutes impliqués, tant dans le champ de la pédiatrie, que de la pédopsychiatrie [24].

Notre expérience d’une consultation conjointe, nous conduit à penser que l’intervention simultanée, en “accordage”, du pédiatre et du psychologue est plus efficiente que si chacun intervient séparément, dans des lieux différents et à des intervalles de temps irréguliers.

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